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Revue Le partenaire
Créée en 1992, la revue le partenaire est devenue au Québec une voix importante pour les personnes utilisatrices de services en santé mentale et pour tous les acteurs concernés par la réadaptation psychosociale, le rétablissement et la problématique de la santé mentale. Ses éditoriaux, ses articles, ses dossiers proposent une information à la fine pointe des connaissances dans le champ de la réadaptation psychosociale. Ils contribuent à enrichir la pratique dans ce domaine et à stimuler le débat entre ses membres.
Destination El Paradiso
El Paradiso n’est pas une maison de retraite comme les autres. Située dans une île enchanteresse qui est réservée à son usage, elle accueille des pensionnaires bien particuliers. Ce sont, par un aspect ou l’autre de leur vie, par ailleurs tout à fait honorable, des originaux, des excentriques, habités par une douce folie, qui n’a sans doute d’égal que la simplicité de leur bonheur. C’est une galerie de personnages un peu fantasques que nous fait rencontrer cet ouvrage tout empreint de tendresse, d’humour et d’humanité. Voici donc les premiers douze membres de ce club très spécial: Perry Bedbrook, Guy Joussemet, Édouard Lachapelle, Andrée Laliberté, Céline Lamontagne, Guy Mercier, Avrum Morrow, Lorraine Palardy, Antoine Poirier, Michel Pouliot, Charles Renaud, Peter Rochester.
Le Guérisseur blessé
Le Guérisseur blessé de Jean Monbourquette est paru au moment où l’humanité entière, devant la catastrophe d’Haïti, s’est sentie blessée et a désiré contribuer de toutes sortes de façons à guérir les victimes de ce grand malheur. Bénéfique coïncidence, occasion pour l’ensemble des soignants du corps et de l’âme de s’alimenter à une source remarquable. Dans ce livre qui fut précédé de plusieurs autres traitant des domaines de la psychologie et du développement personnel , l’auteur pose une question essentielle à tous ceux qui veulent soigner et guérir : « Que se cache-t-il derrière cette motivation intime à vouloir prendre soin d’autrui? Se pourrait-il que la majorité de ceux et celles qui sont naturellement attirés par la formation de soignants espèrent d’abord y trouver des solutions à leurs propres problèmes et guérir leurs propres blessures? » Une question qui ne s’adresse évidemment pas à ceux qui doivent pratiquer une médecine de guerre dans des situations d’urgence!
Mémoire et cerveau
Dans ce numéro de La Recherche, on se limite à étudier la mémoire dans la direction indiquée par le psychologue torontois Endel Tulving, reconnu en en ce moment comme l'un des grands maîtres dans ce domaine. Cela confère au numéro un très haut degré de cohérence qui en facilite la lecture. Culving est à l'origine de la distinction désormais universellement admise entre la « mémoire épisodique » portant sur des événements vécus et la « mémoire sémantique » portant sur des concepts, des connaissances abstraites. C'est la première mémoire que je mets en œuvre quand je m'efforce d'associer des mots à un événement passé, un voyage par exemple; je m'en remets à la seconde quand je m'efforce d'associer des mots automatiquement les uns aux autres, abstraction faite de tout événement vécu auquel ces mots pourraient se rapporter. Au cours de la décennie 1960, Tulving a constaté que les résultats obtenus grâce au premier exercice étaient beaucoup moins bons que ceux obtenus par le second exercice, ce qui l'a incité à faire l'hypothèse qu'il existe deux mémoires distinctes.
Spécial Mémoire
Dans ce numéro de La Recherche, on se limite à étudier la mémoire dans la direction indiquée par le psychologue torontois Endel Tulving, reconnu en en ce moment comme l'un des grands maîtres dans ce domaine. Cela confère au numéro un très haut degré de cohérence qui en facilite la lecture. Culving est à l'origine de la distinction désormais universellement admise entre la « mémoire épisodique » portant sur des événements vécus et la « mémoire sémantique » portant sur des concepts, des connaissances abstraites. C'est la première mémoire que je mets en œuvre quand je m'efforce d'associer des mots à un événement passé, un voyage par exemple; je m'en remets à la seconde quand je m'efforce d'associer des mots automatiquement les uns aux autres, abstraction faite de tout événement vécu auquel ces mots pourraient se rapporter. Au cours de la décennie 1960, Tulving a constaté que les résultats obtenus grâce au premier exercice étaient beaucoup moins bons que ceux obtenus par le second exercice, ce qui l'a incité à faire l'hypothèse qu'il existe deux mémoires distinctes.
L'itinérance au Québec
La personne en situation d’itinérance est celle : […] qui n’a pas d’adresse fixe, de logement stable, sécuritaire et salubre, à très faible revenu, avec une accessibilité discriminatoire à son égard de la part des services, avec des problèmes de santé physique, de santé mentale, de toxicomanie, de violence familiale ou de désorganisation sociale et dépourvue de groupe d’appartenance stable. Cette définition met en évidence la complexité du phénomène et l’importance de l’aspect multifactoriel des éléments déclencheurs tels que la précarité résidentielle et financière, les ruptures sociales, l’accumulation de problèmes divers (santé mentale, santé physique, toxicomanie, etc.). L’itinérance n’est pas un phénomène dont les éléments forment un ensemble rigide et homogène et elle ne se limite pas exclusivement au passage à la rue.L’itinérance est un phénomène dynamique dont les processus d’exclusion, de marginalisation et de désaffiliation en constituent le coeur.
L’habitation comme vecteur de lien social
Evelyne Baillergeau et Paul Morin (2008). L’habitation comme vecteur de lien social, Québec, Collection Problèmes sociaux et intervention, PUQ, 301 p. Quel est le rôle de l’habitation dans la constitution d’un vivre ensemble entre les habitants d’un immeuble, d’un ensemble d’habitations ou même d’un quartier ? Quelles sont les répercussions des conditions de logement sur l’organisation de la vie quotidienne des individus et des familles et sur leurs modes d’inscription dans la société ? En s’intéressant à certaines populations socialement disqualifi ées, soit les personnes ayant des problèmes de santé mentale et les résidents en habitation à loyer modique, les auteurs étudient le logement non seulement comme l’un des déterminants de la santé et du bien-être, mais également comme un lieu d’intervention majeur dans le domaine des services sociaux. De la désinstitutionnalisation à l’intégration, des maisons de chambres aux HLM, ils décrivent et analysent des expériences ayant pour objectif le développement individuel et collectif des habitants et les comparent ensuite à d’autres réalisées au Canada, aux Pays-Bas et en Italie. Pour en savoir plus : http://www.puq.ca
Revue Développement social
On a longtemps sous-estimé l'importance du lien entre les problèmes environnementaux et la vie sociale. Nous savons tous pourtant que lorsque le ciel est assombri par le smog, on hésite à sortir de chez soi pour causer avec un voisin. Pour tous les collaborateurs de ce numéro consacré au développement durable, le côté vert du social et le côté social du vert vont de soi. La vue d'ensemble du Québec qui s'en dégage est enthousiasmante. Les Québécois semblent avoir compris qu'on peut redonner vie à la société en assainissant l'environnement et que les défits à relever pour assurer le développement durable sont des occasions à saisir pour resserrer le tissu social.
La réforme des tutelles: ombres et lumières.
En marge de la nouvelle loi française sur la protection des majeurs, qui doit entrer en vigueur en janvier 2009. La France comptera un million de personnes " protégées " en 2010. Le dispositif actuel de protection juridique n'est plus adapté. Ce " livre blanc " est un plaidoyer pour une mise en œuvre urgente de sa réforme. Les enjeux sont clairs lutter contre les abus, placer la protection de la personne, non plus seulement son patrimoine, au cœur des préoccupations, associer les familles en les informant mieux, protéger tout en respectant la dignité et la liberté individuelle. Le but est pluriel. Tout d'abord, rendre compte des difficultés, des souffrances côtoyées, assumer les ombres, et faire la lumière sur la pratique judiciaire, familiale et sociale ; Ensuite, expliquer le régime juridique de la protection des majeurs, et décrire le fonctionnement, les bienfaits, et les insuffisances ; Enfin, poser les jalons d'une réforme annoncée comme inéluctable et imminente mais systématiquement renvoyée à plus tard. Les auteurs: Michel Bauer, directeur général de l'Udaf du Finistère, l'une des plus grandes associations tutélaires de France, anime des groupes de réflexion sur le sujet et œuvre avec le laboratoire spécialisé de la faculté de droit de Brest. II est l'auteur d'ouvrages sur les tutelles et les curatelles. Thierry Fossier est président de chambre à la cour d'appel de Douai et professeur à l'Université d'Auvergne, où il codirige un master et l'IEJ. II est fondateur de l'Association nationale des juges d'instance, qui regroupe la grande majorité des juges des tutelles. II est l'auteur de nombreuses publications en droit de la famille et en droit des tutelles. Laurence Pécaut-Rivolier, docteur en droit, est magistrate à la Cour de cassation. Juge des tutelles pendant seize ans elle préside l'Association nationale des juges d'instance depuis plusieurs années.
Puzzle, Journal d'une Alzheimer
Ce livre, paru aux Éditions Josette de Lyon en 2004, a fait l'objet d'une émission d'une heure à Radio-France le 21 février 2008. Il est cité dans le préambule du rapport de la COMMISSION NATIONALE CHARGÉE DE L’ÉLABORATION DE PROPOSITIONS POUR UN PLAN NATIONAL CONCERNANT LA MALADIE D’ALZHEIMER ET LES MALADIES APPARENTÉES. Ce rapport fut remis au Président de la République française le 8 novembre 2007. «Je crois savoir où partent mes pensées perdues : elles s’évadent dans mon coeur…. Au fur et à mesure que mon cerveau se vide, mon coeur doit se remplir car j’éprouve des sensations et des sentiments extrêmement forts… Je voudrais pouvoir vivre le présent sans être un fardeau pour les autres et que l’on continue à me traiter avec amour et respect, comme toute personne humaine qui a des émotions et des pensées,même lorsque je semble «ailleurs »1à.
Les inattendus (Stock)
Premier roman d'Eva Kristina Mindszenti, jeune artiste peintre née d’un père hongrois et d’une mère norvégienne, qui vit à Toulouse. Le cadre de l'oeuvre: un hôpital pour enfants, en Hongrie. «Là gisent les "inattendus", des enfants monstrueux, frappés de maladies neurologiques et de malformations héritées de Tchernobyl, que leurs parents ont abandonné. Ils gémissent, bavent, sourient, râlent, mordent parfois. Il y a des visages "toujours en souffrance" comme celui de Ferenc évoquant "le Christ à la descente de la croix". Tout est figé, tout semble mort. Pourtant, la vie palpite et la beauté s’est cachée aussi au tréfonds de ces corps suppliciés. » (Christian Authier, Eva Kristina Mindszenti : une voix inattendue, «L'Opinion indépendante», n° 2754, 12 janvier 2007)
En toute sécurité
Cet ouvrage est l'adaptation québécoise de Safe and secure, publié par les fondateurs du réseau PLAN (Planned Lifetime Advocacy Network) et diffusé au Québec par un groupe affilié à PLAN, Réseaux pour l'avenir. Il s'agit d'un guide pratique dont le but est d'aider à les familles à planifier l'avenir "en toute sécurité" des membres de leur famille aux prises avec un handicap.
"Il faut rester dans la parade ! " - Comment vieillir sans devenir vieux
Auteur : Catherine Bergman. Éditeur : Flammarion Québec, 2005. "Dominique Michel, Jacques Languirand, Jean Béliveau, Antonine Maillet, Jean Coutu, Gilles Vigneault, Hubert Reeves, ils sont une trentaine de personnalités qui, ayant dépassé l’âge de la retraite, sont restés actives et passionnées. Ils n’ont pas la prétention de donner des conseils ni de s’ériger en modèles, mais leur parcours exceptionnel donne à leur parole une valeur inestimable. Journaliste d’expérience, Catherine Bergman les interroge sur le plaisir qu’ils trouvent dans ce qu’ils font, leur militantisme et leur vision de la société ; sur leur corps, ses douleurs et la façon dont ils en prennent soin ; sur leur rapport aux autres générations, ce qu’ils ont encore à apprendre et l’héritage qu’ils souhaitent transmettre ; sur leur perception du temps et leur peur de la mort. Son livre est un petit bijou, une réflexion inspirante sur la vieillesse et l’art d’être vivant." (présentation de l'éditeur).
Le temps des rites. Handicaps et handicapés
Auteur : Jean-François Gomez. Édition : Presses de l'Université Laval, 2005, 192 p. "Il est temps aujourd’hui de modifier profondément notre regard sur les personnes handicapées et sur les « exclus » de toute catégorie, qu’ils soient ou non dans les institutions. Pour l’auteur du Temps des rites, l’occultation du symbolique, ou son déplacement en une société de « signes » qui perd peu à peu toutes formes de socialités repérable et transmissible produit des dégâts incalculables, que les travailleurs sociaux, plus que quiconque doivent intégrer dans leur réflexion. Il faudrait s’intéresser aux rituels et aux « rites de passage » qui accompagnaient jusque là les parcours de toute vie humaine, débusquer l’existence d’une culture qui s’exprime et s’insinue dans toutes les étapes de vie. On découvrira avec étonnement que ces modèles anciens qui ont de plus en plus de la peine à se frayer une voie dans les méandres d’une société technicienne sont d’une terrible efficacité."
Dépendances et protection (2006)
Textes des conférences du colloque tenu le 27 janvier 2006 à l'Île Charron. Formation permanente du Barreau du Québec. Volume 238. 2006
Document associé
Originaux et détraqués - Douze types québecquois 3
Dossier : Inaptitude
Dernière modification :
03 / 02 / 2006
Louis Fréchette

Texte
VII. Grosperrin

I


Ô vous, mes frères, qui comme moi avez doublé ou vous préparez à doubler le cap de la cinquantaine, messieurs les ministres, messieurs les juges, messieurs les députés, honorables messieurs de toutes catégories, curés, avocats, médecins, notaires plus ou moins rangés, dites-moi, vous rappelez-vous l'année mil huit cent soixante-deux?

Nous avions vingt ans, ou tout au moins nous venions d'avoir vingt ans.

Des folies plein la tête, de la poésie plein le coeur, les poches remplies... d'illusions, nous vivions - oh! mais, nous vivions! - gais, amoureux, avides de savoir et d'aventures, emportés dans je ne sais quelle envolée d'émotions grisantes et de généreuses ambitions.

Oh! la jeunesse fleurie! Oh! les souvenirs!

En ce temps-là, Son Éminence Mgr le cardinal Taschereau était monsieur l'abbé Taschereau, recteur de l'université Laval.

Sir Hippolyte Lafontaine était premier président de la cour d'Appel. Sir Aimé Dorion était secrétaire d'État.

Luc Letellier était conseiller législatif.

Joseph Turcotte était président de la Chambre des députés. Crémazie vendait des livres.
Henri Taschereau, encore enfant, venait d'être admis au barreau.

Buies faisait la campagne de Sicile et conquérait le royaume de Naples avec Garibaldi.

Mercier, Laurier et Chapleau faisaient leur droit. Lusignan jetait le froc aux orties.

Legendre enseignait l'italien, sans l'avoir jamais su. Marmette faisait sa rhétorique.

Et l'évêque de Nicolet, Mgr Gravel, élève de l'école militaire, partageait provisoirement avec moi la mansarde d'étudiant où j'écrivais des articles virulents contre George Brown, pour le Journal de Québec.

Il en a coulé de l'eau dans le Saint-Laurent depuis ce temps-là, qu'en dites-vous?

Or, les Québecquois qui vivaient à cette époque reculée - il doit en rester encore quelques-uns - doivent se souvenir d'un singulier individu qui s'appelait Grosperrin.

Parlons-en.

Grosperrin était un produit exotique, mais un produit étrange. D'où venait-il?

Était-il français, belge, suisse?

Impossible de le savoir.

Comme il parlait quelquefois de Jersey ou de Guernesey, on en concluait qu'il avait au moins habité les îles de la Manche.

Mais, comme il ne savait pas un mot d'anglais, il devait être né ailleurs. Sur ce point - pour une raison ou pour une autre - mystère complet. Quand on le questionnait au sujet de sa nationalité, il répondait avec emphase :

- Moi? je suis philosophe cosmopolite, enfant de l'humanité, habitant de la planète qu'on appelle le globe terrestre.
- Mais, enfin, vous êtes né quelque part?
- Ce n'est pas bien sûr, répondait-il avec un gros rire épais. Vous, Monsieur, où êtes-vous né?
- À Québec.
- Comment le savez-vous?
- Dame...
- On vous l'a dit, voilà tout. Vous ne pourriez pas en jurer. Et il reprenait son gros rire gras et joyeux.

Esquissons le portrait de l'individu en deux coups de crayon

Grosperrin était ce qu'on pouvait appeler un être chiffonné.

Vêtements chiffonnés, tête chiffonnée, nez chiffonné, tournure chiffonnée; tout cela ne contribuait pas à en faire un personnage imposant.

Il n'était guère intéressant non plus, avec sa barbe et ses grands cheveux châtain sale, sa bouche carrée, et ses yeux bleu faïence trop rapprochés sous des sourcils en broussailles, où s'arquait parfois je ne sais quelle bizarre circonflexe.

Peut-être cet angle mystérieux dont le sommet sépare le génie de l'aliénation mentale.

Ajoutez un ruban rouge flambant autour d'un chapeau de feutre ayant vu de meilleurs jours, et vous voyez Grosperrin d'ici. Était-ce un fou?

N'était-ce pas plutôt un faiseur assez roublard pour filer son coton et arrondir sa petite pelote aux dépens des naïfs, sans s'occuper de l'opinion des autres?

Je n'oserais pas trop me prononcer.

Et quand je songe qu'il avait trouvé le moyen non seulement de vivre, mais encore de prospérer, à Québec, avec les seules ressources de son métier - il était poète! - je ne suis pas éloigné de pencher vers la deuxième hypothèse.

En disant « prospérer », je n'exagère rien.

Quelqu'un qui avait vu son livret de banque m'a affirmé que Grosperrin avait déposé huit cents dollars à la caisse d'épargne en six mois d'hiver. Qu'on dise après cela que la poésie ne rapporte pas!

Ô Gilbert, ta légende en subit-elle des accrocs,
depuis que tu t'es avisé de chanter
Au banquet de la vie infortuné convive!

Décidément, tu n'avais pas le génie des affaires, et tu as eu tort de te plaindre.

II


Il est vrai que Grosperrin, lui, avait une seconde corde à son arc. Il était savetier.

C'est en tirant sur le ligneul et en maniant le tranchet qu'il composait ses poésies.

En voici une que j'ai conservée dans mes cartons.

Elle s’intitule : La muse populaire de Grosperrin; réponse à une lettre d’insultes, et a été lithographiée à Londres :

N’importe qui voudrait critiquer un poète,
Sans aucun fondement, ni rime ni raison,
On peut tout hardiment l’appeler sotte bête
Sans crainte de souiller ni plume ni crayon.

Si c’est un fou perdu, qu’on le traîne à Bicêtre;
Si c’est un riche gueux, qu’il aille à Charenton;
Ces établissements lui offriront peut-être
Un remède excellent pour une guérison.
Coquin! tu veux de Dieu prendre le rang suprême;
En enfer, tu voudrais contrefaire Pluton;
Ton orgueil déplacé fait ta bêtise extrême;
En faisant ton savant, tu n’es qu’un cornichon.
Je prévois que Cambrais (?) a déjà vu ta tête,
Sur laquelle est tombé le lourd coup de marteau;
Si Grosperrin a l’air de bien faire la quête;
Pourtant il ne veut rien de la main d’un nigaud.
Je n’attache aucun prix à ta grande sottise;
Moi, pauvre cordonnier, je veux être écrivain;
Ton cerveau se remplit de grosse balourdise,
Laisse-moi donc guider le faux républicain.
Crois-moi, tu n’es qu’un sot, qu’un fat, qu’un imbécile,
Pour oser dénigrer un versificateur.
Serais-tu par hasard quelque nouvel Achille,
Des pauvres ignorants le vrai perturbateur?
Oui, vraiment, je l’avoue à ta mine enfrognée,
En toi je reconnais un faible médecin;
Tu n’es qu’un charlatan, jamais ta renommée
Ne s’étendra plus loin que le bord du chemin.
Tu sais que, l’autre jour, sans même te connaître,
Je te crus plein d’esprit, te voyant par hasard;
Aujourd’hui Grosperrin est devenu ton maître;
Ta lettre n’est pour lui que celle d’un jobard.
Tu te dis fils de Dieu, parent de Ratapoile;
Cette grandeur est née en ton vide cerveau.
Il vaudrait mieux te taire au café de l’Étoile;
Sans prendre un pareil titre on paraît moins lourdaud.
Adieu, beau charlatan à tête sans cervelle;
Je vais donc terminer ces compliments nouveaux.
Tu vois mon écriture, elle n'est pas trop belle;
Mais le sens y réside et mes vers sont très beaux!

Quand Grosperrin parlait de son écriture, il se vantait, car il ne savait pas écrire.

Aussitôt qu'il avait composé son chef-d'oeuvre dans sa tête, il le dictait à n'importe qui [qui] pouvait y mettre un peu d'orthographe, et le portait de suite chez l'imprimeur.

Citons maintenant des strophes pour le chant. C'est intitulé : Le maçon de Paris.

Allons, maçons, mettez-vous à l'ouvrage;
Voici l'instant du signal des travaux;
Montrez-nous donc du coeur et du courage;
Employez bien tous vos matériaux.
Tous les humains admirent votre ouvrage
Qui pour leurs yeux et des siècles entiers...
Allons, maçons, des grands flattez la rage,
Gâchez, gâchez, faites bien les mortiers. (bis)

Vous bâtissez ce qui s'offre à ma vue,
Tous ces palais, ces minutieux travaux!
Fatalement vous couchez à la rue,
Quand l'âge vient, accablés par les maux.
Faites aussi bien belle hôtellerie
Pour des milords ou des banqueroutiers,
Gloire au maçon qui de l'artillerie
S'en vient gâcher pour faire des mortiers. (bis)

Vous construisez forts à grosses murailles,
Vous élevez fortifications;
L'insolent riche ose dire : Canailles!
Et vous payez lourdes locations.
Vous travaillez, l'ambitieux vous raille,
Il vous méprise, et même les portiers!
Allons, maçons, qui couchez sur la paille,
Gâchez, gâchez, faites bien vos mortiers. (bis)

Terrassiers, faites donc des tranchées,
Des ennemis punissez les méfaits;
De leurs combats nos vaillantes armées,
Nous parlerons de leurs brillants hauts faits;
On en louera la stupide vaillance;
Vous serez plaints des féroces rentiers;
Et puis après, en revenant en France,
Gâchez, gâchez, faites bien vos mortiers. (bis)

On voit à travers les obscurités de ce gâchis, que le poète-savetier était un démoc-soc bien conditionné, et savait prêcher pour sa paroisse. Il prêchait, récitait et chantait.

Quand ses vers étaient imprimés, il partait en campagne.

Alors, on le rencontrait partout, dans la rue, sur la place publique, à la porte des églises, à l’embarcadère des bateaux à vapeur en été, aux abords du pont de glace en hiver, chantant à tue-tête ou récitant ses productions, faisant le boniment et distribuant ses brochures et plaquettes à droite et à gauche, moyennant deux, trois, cinq ou dix sous, suivant leur importance.

– Approchez! criait-il d’une voix de stentor, avec un accent nasillard et traînant qui le faisait reconnaître à d’énormes distances, approchez, sieurs et dames! vous allez entendre le célèbre philosophe Grosperrin, poète-cordonnier – fait dans le vieux et le neuf – le proscrit exilé par tous les tyrans de l’Europe, et qu’on a voulu assassiner tant de fois pour lui voler ses vers!
Prononcez vars.

Et l’individu entonnait sur un ton impossible une mélopée incohérente, sans suite ni mesure, et dont je me rappelle seulement le refrain avec deux vers du premier couplet :

Je te connais, je te connais,
Faux caractère,
En Angleterre!
Je te connais, je te connais,
Femme au pistolet des forfaits!
Pour m’attirer le motif de chaussure
Fut par ta bonne amplement usité, etc.

C'était l'histoire d'un prétendu guet-apens, qu'une Anglaise lui aurait tendu pour s'emparer de ses précieux manuscrits.

Après cette entrée en matière, le troubadour d'un nouveau genre se mettait à hurler à pleine gorge toutes sortes de chansons abracadabrantes et de pièces de vers archi-comiques.

Romances de saules pleureurs, refrains bachiques, grivoiseries au gros sel, stances de céladons, satires politiques, philippiques à l'emporte-pièce, il y en avait pour les goûts les plus divers.

Va sans dire que tout cela était saupoudré des excentricités les plus burlesques, et farci de lieux communs incommensurables. Il chantait et déclamait alternativement.

De temps à autre, il s'interrompait pour recommencer son boniment ou faire admirer les passages les plus remarquables à la foule, qui l'écoutait bouche bée.

Il avait une chanson qui commençait comme ceci :

Petit enfant qui fus mis en ce lieu,
Dis, ce matin, as-tu fait ta prière?
As-tu pensé d'implorer le bon Dieu
Pour qu'il ait soin de protéger ta mère?

La reine d'Espagne, qui lui avait entendu chanter cela, le fit prier de passer par son palais.
Mais va-t-en voir s'ils viennent!

Grosperrin connaissait trop bien ce qui retourne des faveurs royales pour se laisser engluer comme un étourneau.

Il avait répondu aux envoyés de la reine par ces paroles aussi mémorables que bien senties :

- Allez dire à votre maîtresse que les vers du philosophe Grosperrin sont trop beaux pour servir de jouets aux persécuteurs de l'humanité!

La reine d'Espagne, qui était, comme on sait, d'une susceptibilité ridicule, ne lui avait jamais pardonné cela, disait-il.

Au reste, il n'en parlait que pour la forme; ça lui était parfaitement égal.

III


Grosperrin avait des chansonnettes sur tous les sujets, – sur les cochers et les dentistes, sur le prince de Galles et sur Grelot, sur la citadelle et sur les patineuses, sur les volontaires et la rue Champlain, sur le beau temps et les amoureux.

Il avait un récit de la plus haute fantaisie sur une explosion de poudrière qui avait eu lieu, dans le temps, à Québec.

Mais au nombre de ses plus brillants succès, il faut compter sa complainte sur l’exécution de John Meehan.

John Meehan était un Irlandais querelleur, qui, un beau soir, gorgé de whisky, avait expédié ad patres un de ses camarades, à coups de talons de bottes dans la poitrine.

Il avait été condamné à mort, et l’échafaud était dressé au-dessus de la porte principale de l’ancienne prison, aujourd’hui le collège Morrin.

Une foule immense encombrait la place, fermant les issues, se penchant aux fenêtres, suspendue aux arbres comme des grappes humaines, et couronnant les toits, les murs et les terrasses d’une masse compacte et grouillante.

Quand le condamné parut, livide, entre le shérif et le prêtre, un silence de mort se fit partout.

Le malheureux s’approcha de la clôture de l’estrade, dit quelques mots d’une voix ferme, puis alla se placer de lui-même sur la trappe, au-dessus de laquelle, suspendu à une forte tige de fer, pendait le noeud coulant.

Le bourreau, en robe et cagoule noires, s’approcha.

Mais au moment où il passait la corde fatale au cou du supplicié, une voix formidable et bien connue retentit dans la foule. Elle chantait :

John Meehan, pour expier ton crime,
La corde au cou, te voilà donc là-haut!

C’était Grosperrin, avec sa complainte pour la circonstance.

Or, si solennelle que fût celle-ci, personne n'y put rien; et ce fut au milieu d'un éclat de rire homérique que John Meehan passa de vie à trépas.

Une des brochures de Grosperrin avait pour titre : Les vrais misérables, poésies incomparables du philosophe Grosperrin. Prix : 6d. ou 50 centimes, Jersey 1861.

Victor Hugo venait de publier les Misérables; et comme Grosperrin se donnait habituellement comme le seul rival sérieux qu'eût le grand poète, de là ce titre.

- On parle beaucoup de Victor Hugo, disait-il. Pardi, c'est pas difficile de se faire un nom quand on a ses avantages. Il sait l'orthographe, lui. Il peut écrire ses vers lui-même. C'est sa supériorité sur moi. Mais tout le monde vous dira que ses poésies (prononcez pohêsies) ne peuvent pas être comparées à celles de Grosperrin, philosophe-cordonnier. Il le sait bien, du reste; et c'est pour cela qu'il n'a jamais pu me sentir. Mais je m'en fiche un peu, par exemple! Victor Hugo n'est pas autre chose qu'un aristo, tandis que moi, je suis un homme de génie. Voilà! je ne le lui envoie pas dire.

La première pièce de cette brochure était adressée à son ami Garibaldi.

Les tendances politiques du poète s'y accentuent :

Garibaldi, toi rempli de courage,
Dans peu de temps tu seras opprimé.
Chaque tyran te fait sentir sa rage,
Et te voudrait déjà voir consumé.
Tous les soldats sont campés dans la plaine,
En attendant le moment des combats.
Défends, défends la liberté romaine,
Montre un chemin à tes vaillants soldats.
Tu n'as pas vu ce serpent qui, dans l'ombre,
Rampait vers toi pour pouvoir te piquer;
Ses trahisons sont sans borne, sans nombre,
Un jour pourtant je sus te l'expliquer.
Te souviens-tu que ma fertile veine
T'avait crié : « Garte-toi bien des gros! »
La liberté, la liberté romaine,
La liberté va descendre au tombeau!
Russe et corsaire en France fraternisent
Pour partager entre eux le monde entier,
Et se gonflant d'audace et de bêtise,
Chacun se dit : « Moi, j'aurai mon quartier! »
Mais, l'ouvrier, accablé par la peine,
Sur les tyrans saute comme un taureau;
Toi, défends donc la liberté romaine,
Soutiens-la bien sur le bord du tombeau!

Chasse ces rois pleins d'audace importune
Qui des humains sont l'horrible fléau;
Ils sont soutiens des hommes de fortune
Qui n'ont pour but que d'augmenter nos maux.
Crois-moi, pour toi n'accepte point de titre;
Sois sans détour et sers la vérité;
Chasse ce roi couronné de la mître.
Et puis soutiens toujours la liberté!

Qu'on me pardonne de reproduire encore les vers suivants; c'est une des pièces que le poète philosophe aimait le plus à réciter. Cela commence par une virulente apostrophe à Victor-Emmanuel :

Fameux tyran, suppôt de l'opulence,
La trahison, c'est ta reconnaissance;
Si sur Cavour on sait la vérité,
On connaîtra ton coeur sans équité.
Car ce secret, sous le voile ou la nue,
Sera bientôt répandu dans la rue.
Le peuple armé, ses foudres à la main,
Voudra bientôt la mort du souverain.
Tu suis les pas de tes tristes ancêtres,
Ne sachant rien qu'être fourbes ou traîtres;
Car tu commences à tromper l'être humain
En punissant qui t'a tiré de rien.
Certes, il manqua, selon moi, de franchise,
Ce chef ardent que punit ta sottise.
Car moi je hais qui dit qu'un roi vaurien
Vaut pour un peuple autant que le vrai bien.
Un souverain c'est une tyrannie.
La république élevait l’Italie.
Ton prisonnier, à Naples triomphant,
En prose a dit : je préfère un tyran,
Et dans le sang, poussé par l’anarchie,
Chassait un roi pour une monarchie.

Puis il s’adresse à Garibaldi :

Vois, imprudent, toi manquant au devoir,
Dieu te punit mais pourra te revoir.
Ne soutiens plus cette âme si ternie,
Ce roi, jouet d’une autre tyrannie;
Et ne dis plus qu’un roi fourbe et faquin
Vaut à tes yeux un bon républicain.
Je te voyais triomphant, magnifique;
Pourquoi n’as-tu créé la République?
Tu serais là par les peuples vanté.
Vois donc ton roi, vois comme il t’a traité.
Tous tes amis, là, te font banqueroute;
Tous ils t’ont vu prendre la fausse route.
Ton oppresseur, que je ne nomme pas,
Je crains pour toi qu’il presse ton trépas.
Si le destin veut pour toi le contraire,
Sois notre appui, notre ami, notre frère;
Prête ton bras à nous, républicains,
Pour foudroyer d’ignobles assassins.

Un souverain qui promet une charte,
Sans l’écouter il faut qu’on s’en écarte.
Sa charte est belle et son coeur n’est pas bon;
Il brise après sa constitution.
N’a-t-on pas vu Lafayette et Lafitte,
Flattés d’abord, persécutés ensuite,
Après avoir couronné l’Orléans,
Qui pour le peuple était pis qu’un tyran?
Attrape, Louis-Philippe!
Ce roi sans coeur, couronné mais sans sacre,
Indignement ordonna le massacre.
Ce roi bourgeois ou manant souverain
Ensanglanta le quartier transnonain.

À Napoléon III maintenant :

Ne vit-on pas un flatteur flegmatique
Vingt ans plus tard frapper la République?
Il croit s’entendre avec les potentats
Pour partager tous les faibles États.
Mais l’on verra que l’âme ambitieuse
Sur son déclin deviendra malheureuse;
Car déjà l’oncle était un orgueilleux;
N’est-il pas mort comme un vrai malheureux?
Quand un Cartouche est protecteur du Temple,
C’est pour le peuple un bien fatal exemple :
Ceux qui seront l’instrument d’un fripon
Seront payés de cachot, de prison;
Ou bien encor transportés dans une île.
Garibaldi, ton protégé t’exile;
Tu l’as grandi, tu l’as fait nommer roi,
Et maintenant il se moque de toi!

Mais j’arrive à la conclusion; elle est typique.

Les sentiments de rivalités que Grosperrin entretenait vis-à-vis de son émule de Haute-ville-House s’y révèlent avec une amertume toute pleine de franchise :

Hugo s’est enrichi de prose « misérable » :
Mon vers me ruinera, bien qu’il soit admirable.
Du nom des malheureux Hugo fait des palais :
Moi, pauvre cordonnier, je n’en aurai jamais.
Mes feuillets sècheront quoique pleins de lumière,
Et derrière un vieux mur couvriront de poussière.
De Hugo le grand ver engraisse son jardin,
Mais moi, le ver rongeur va dévorer le mien.
Un immense roman rend Hugo populaire;
C’est un petit tyran qui flatte la misère.
Un poète enrichi ressemble à ce gredin
Qui nous promettait plus de beurre que de pain.
Ces poètes heureux sont marchands de paroles :
Dans leur caisse nos maux se changent en pistoles.

IV


Une chanson composée à l’occasion de l’inauguration du pont Victoria par le prince de Galles, avait le refrain caractéristique suivant :

Oh! non, non, non,
Mille fois non,
Non, jamais on
Ne vit un pont
Qui fût si long!

Comme je l’ai dit plus haut, tout cela se chantait ou se récitait. Mais cela se vendait surtout.

Beaucoup plus que des chefs-d’oeuvre, naturellement.

Et force petites pièces blanches tombaient dans l’escarcelle du poète ambulant.

On se bousculait pour l’entendre.

Et quand il se proclamait solennellement le seul grand, le seul véritable pohêêête de l’univers, il ne manquait pas d’auditeurs pour le prendre au sérieux.

Dame, il était exilé à cause de cela...

Et puis on l’assassinait pour lui voler ses chansons!

– Sieurs et dames, criait-il, je vous les donne pour cinque sous; ce n’est pas la peine de prendre mon sang, n’est-ce pas?

Quelquefois il m’apercevait de loin.

– Ah! monsieur Fraîîchette! hélait-il; c’est vous? Tenez, prenez, je les donne pour rien aux confrères. À eux de faire quelque chose à leur tour pour le grand philosophe et poète populaire, ouvrier cordonnier – fait dans le vieux et le neuf... Très bien, merci, confrère!... Ma muse salue la vôtre!... Sieurs et dames, cinque sous seulement pour les oeuvres de Grosperrin, qui valent des millions et font trembler sur leurs trônes les potentats engraissés des sueurs du peuple! À cinque sous! Qui en désire? Ne parlez pas tous ensemble.

Et cela était débité sans interruption, à jet continu, comme un robinet lâché, avec une emphase diabolique, un aplomb monumental, et une voix, une voix... Il fallait qu’il eût le larynx blindé de fer-blanc pour y résister.

Et les cinque sous affluaient dans sa poche comme une bénédiction.

V


La première fois que je vis Grosperrin, il parcourait la rue Saint-Jean en calèche, avec son ruban rouge et une grosse caisse sur laquelle il tambourinait à tour de bras, tandis qu’un gamin exhibait à côté de lui une vaste pancarte, sur laquelle il était annoncé – en style approprié à la circonstance et au personnage – que le célèbre Grosperrin donnerait un concert, le soir même, à la salle de Tempérance.

La salle de Tempérance était cette petite salle située rue Saint-Flavien, rendue notoire quelques années auparavant, par les conférences de l’abbé Chiniquy et les scènes déplorables dont elles furent le signal. Dès sept heures du soir, la salle était comble. Dame, dix sous d’entrée...

Grosperrin s’était acquis le concours de deux jeunes filles – une longue, sèche, le teint parcheminé et le nez en lame de couteau; l’autre courte, ronde et joufflue – qu’il avait recrutées dans je ne sais quel coin du faubourg Saint-Jean, et dont la toilette fit nos délices.

La petite, qui était largement décoletée, avait une robe verte trop courte qui lui allait à peine aux genoux, et laissait émerger un pantalon blanc dont les dentelles descendaient jusqu’aux talons.

Quant à la grande, je ne me rappelle pas tous les détails, mais il me suffira de dire qu’elle avait un parasol pour faire deviner le reste.

Naturellement elles étaient gantées, mais en coton blanc – avec des bouts de doigts qui faisaient le plus drôle d’effet dans le développement des gestes.

Grosperrin, lui-même, était ganté de la même façon; et Dieu sait que lui non plus n’avait pas ménagé l’étoffe.

Les autres accessoires étaient réduits à leur plus simple expression; mais en revanche l’estrade était éclairée par une chandelle de suif fichée dans un goulot de bouteille.

Cette chandelle, Grosperrin la mouchait de temps à autre, avec ses doigts, sans ôter son gant, pendant que le parterre criait :

– Une, deux, trois! ça y est!

Je n’essaierai pas de raconter cette soirée.

On ne voit cela qu’une seule fois dans sa vie, et les souvenirs qui m’en restent se perdent dans l’enchevêtrement confus des plus renversantes invraisemblances.

Un détail cependant – dans l’intention de Grosperrin le clou du programme sans doute – me revient à la mémoire.

Ce fut l’exhibition d’un chapeau; mais d’un chapeau colossal, prodigieux, titanesque, inouï.

Un bicorne de colonel ou de général, surmonté d’un plumet monstre, et qui mesurait au moins quatre pieds d’envergure.

C’était, disait Grosperrin, le chapeau que portait le colonel de Salaberry à la bataille de Chateauguay.

Il le plaçait sur une table, et tandis que les jeunes filles tenaient, chacune, une de leurs mains sur les extrémités, il s’éloignait, et prenant une pose tragique, s’écriait, avec un geste impossible et d’une voix à vous déchirer le tympan :

Chapeau, je te salue! et ta noblesse antique
Pourra seule en mon coeur augmenter le plaisir!

Il y avait comme cela une tirade de trente à quarante vers.

Mais c’est la partie musicale – le chant – qui fit tout naturellement le principal succès du concert.

Oh! la la!... des applaudissements à rendre sourde une armée.

Les deux jeunes filles faisaient de leur mieux pour donner la réplique au poète, qui les arrêtait net par des :

– Non, non!... Ce n’est pas ça... il faut recommencer... Plus haut!... Bon, fort, là, maintenant!... Allez-y donc!... Ferme!... Non, non, non!... Chantons autre chose, tenez! etc.

Et il allait de l’une à l’autre, les encourageant de toute manière, soulevant la main à celle-ci, baissant le bras à celle-là, faisant mille signes de tête plus ou moins approbateurs, ou haussant les épaules d’impatience, et finalement se tournant vers l’auditoire en disant :

– Sieurs et dames...

Il oubliait qu’il n’y avait de sexe que sur la scène.

– Sieurs et dames, excusez-les, je vous en prie; elles ont la tête bien dure, et je n’ai eu que huit jours pour les exercer!

Inutile de demander si nous nous tordions.

La salle croulait sous les éclats de rire et les tempêtes de huées. Je n’ai jamais été témoin d’un hourvari pareil. Tout à coup : Crac! Obscurité complète.

Un loustic, qui connaissait les êtres, avait eu l’idée d’aller tourner la clef du principal conduit à gaz.

On s’imagine la confusion indescriptible qui s’en suivit.

J’ai oublié de dire que les deux jeunes chanteuses avaient été présentées à l’auditoire sous les noms respectifs de Philomène et d’Églyphire. La cohue se dispersa en criant :

– Bravo, Églyphire!
– Ohé, Philomène!

Oh! la joyeuse vie d’étudiant!

Oh! les jours de jeunesse, comme vous êtes déjà loin! Qu’est devenu Grosperrin?

Vit-il encore?

Je n’en sais rien.

Il disparut un jour, sans prendre congé de personne; et l’on n’a jamais su ce qu’il était devenu depuis.


VIII. Cardinal

I


Le visiteur qui, de 1850 à 1864, entrait dans l’ancien parlement de Québec, était sûr de rencontrer, soit dans un couloir, soit dans un autre, un petit homme, vif, allègre, grisonnant, un peu chauve, toujours découvert, attentif, d’une politesse exquise, l’air d’un homme qui fait les honneurs de chez soi.

Et si ce visiteur, encouragé par l’allure avenante et accorte du petit homme, lui eût demandé où se trouvait le bureau de monsieur le greffier, il n’eût pas manqué de recevoir la réponse suivante :

– Monsieur, procédez tout droit devant vous, puis courbaturez à gauche, et frappez à la porte proxime. Monsieur le greffier siège en ce moment dans ses indépendances privées.

Pas moyen de s’y méprendre, on avait affaire à Cardinal, ou plutôt à Monsieur Cardinal, le chef des huissiers du parlement, le messager en chef, pour me servir de l’expression reçue.

Son nom était Leroux dit Cardinal.

Il avait commencé par être typographe au service de MM. Carey et Nelson, de la Gazette de Québec, puis il avait habité Montréal durant quelque temps.

Enfin, protégé par je ne sais quelles influences, il avait trouvé sa case dans le service civil.

Dire que Cardinal était un type, ce ne serait pas assez ; c’était presque un monument.


Il faisait comme partie intégrante du palais législatif lui-même.

Il s’était incorporé corps et âme dans l’organisme politique du pays. C’était comme un rouage de la constitution.

On ne se figurait pas le parlement sans Cardinal.

Et quand, en 1874, le gouvernement Mackenzie mit, sur sa propre demande, le vieux serviteur à la retraite, cela parut être une mesure dangereusement radicale.

L’événement fit presque autant de bruit que le coup d’État Letellier. Aussi Cardinal sentait-il son importance, et ne se faisait-il point illusion sur le rôle prédominant qu’il jouait.

Comme cette bonne servante de presbytère qui disait d’abord : La vache à M. le curé ; puis : Notre vache ; et enfin : Ma vache ! il s’était, petit à petit, persuadé que le parlement lui appartenait.

Ce n’était pas M. Cardinal qui était attaché au parlement, c’était le parlement qui était attaché à M. Cardinal.

Il l’avait sous sa tutelle, presque dans ses papiers.

Il s’y sentait chez lui, comme un homard dans sa carapace. Les officiels respiraient sous sa protection.

Il considérait les députés comme ses commensaux. Le public des galeries semblait ses invités.

On aurait dit que c’était lui qui distribuait les rhumatismes aux conseillers législatifs.

Mais il était toujours si poli, si accueillant, si empressé ; il se mettait si volontiers au service de tout le monde, que tout le monde l’aimait.

Les ministres même encourageaient sa douce manie par des déférences excessives qui le transportaient dans un monde de ravissement. Ils allaient quelquefois jusqu’à le consulter.

– Eh bien, monsieur Cardinal, lui disait-on, que pensez-vous de l’état politique du moment ? Quel est votre avis sur la situation ?
– Ma foi, monsieur le ministre, répondait-il, je crois le gouvernement bien corroboré, mais, sans vous offenser, l’opposition est bien contiguë. – Croyez-vous que la session soit longue ?
– Dame, c’est très péripathétique à dire, avant l’approximativité des estimés.

Il n’en faut pas plus long pour le faire constater, en outre de l’intérêt extraordinaire qu’il prenait aux mouvements de la chose publique, Cardinal avait un autre trait de caractère assez piquant.

C’était une habitude, un besoin irrépressible de faire des phrases solennelles et de rechercher des expressions peu usitées.

Les mots ordinaires lui semblaient vulgaires – peu polis peut-être. Quand il ne connaissait point de terme plus noble pour rendre sa pensée, quand la périphrase euphémique ne se présentait pas tout de suite à son esprit, il ne manquait jamais d’ajouter un correctif : « Je dirai comme on dit quelquefois », ou bien encore : « pour parler communément », etc.

Il ne se serait pas permis de dire une pomme tout court.

Il commençait par : « un fruit... » et, après un moment d’hésitation, il ajoutait : « enfin, ce qu’on appelle ordinairement une pomme. » Pour ne pas se servir du mot compter, il disait :

– Il est des individus qui ne savent pas énumérer jusqu’à trois.

Tout naturellement, le vocabulaire s’embrouillait dans son esprit, et il en résultait des confusions de mots absolument renversantes. J’en ai noté des masses.

– Il faudra ravitailler cette chaise, disait-il ; elle est en frais de s’épanouir.

Il disait aussi :

– Quand je me suis établi, je n’étais pas riche ; j’ai fait un mariage d’inclinaison.

Ou bien encore :

– Le printemps n’est pas tardigrade, cette année ; les arbres commencent déjà à badigeonner.

Une fois, il me fit la remarque que sa chatte était très volatile ; qu’il l’avait surprise à détériorer un rossignol.

– Le bal est commencé, messieurs, nous disait-il, un soir que Mme Anglin, la femme du Speaker, nous donnait une sauterie ; il y a déjà une valse qui périclite.

Souvent il criait à ses messagers:

– Allons, vite ! il est sept heures, enluminez les salles.

– Les jésuites sont d’excellents prédicateurs, aimait-il à dire quelquefois ; mais je crois les oblats encore plus forts sur la diatribe chrétienne.

Une fois qu’on lui annonçait que deux navires s’étaient heurtés en mer :

– La coalition a dû être terrible, fit-il avec gravité.

Je l’ai entendu dire :

– La saison est rigoriste ; la subsistance devient de plus en plus plantureuse.

Et encore :

– Je ne me sens pas bien aujourd’hui ; j’aurais besoin d’une légère purification.

Et encore, s’adressant à ses subalternes :

– Allez me désagréger ces rideaux !

– La longanimité des employés publics augmente toujours, remarquait-il souvent ; si on les laissait faire, ils n’arriveraient qu’à la onzième heure, comme dans la faribole de l’Évangile.

Il parlait de testament oléographe, de vente par sollicitation, d’allocution des deniers publics, d’injonction de morfil. Et ainsi de suite.

Un de ses plus beaux succès, à mon avis, c’est la phrase suivante :

– Je n’approuve pas qu’on incruste les enfants au collège jusqu’à l’âge de vingt ans, pour les extravaser de grec et de latin.

– M. Blake a-t-il fait un discours ce soir ? lui demande quelqu’un. – Non, monsieur, répond-il, un tout petit épithalame seulement.

– On parle beaucoup des belles-mères, disait-il un jour ; mais il est surérogatoire qu’il y en a aussi de bien mal engendrées.

– Allez-vous passer vos vacances à la ville, monsieur Cardinal ? lui demandais-je un beau matin, histoire de le faire parler.
– Ma foi, non, monsieur, me répondit-il ; Mme Cardinal et moi, nous avons concubiné d’aller passer quelque temps à Lorette.

Il appelait les maringouins d’affreuses myriades épicuriennes. À cause des piqûres, sans doute.

Il n’aimait pas à monter dans la tour centrale du parlement ; il était trop sujet au « prestige », suivant son expression.

Quand le siège du gouvernement fut transféré à Ottawa, Cardinal dut quitter Québec, lui aussi.
Ce fut un exil.

Jamais il ne put s’acclimater entièrement dans la nouvelle capitale.

– Cette cité, disait-il, est dans un tel état de pulvérulence, que mon épouse, Mme Cardinal, est revenue l’autre jour au domicile, le rayon visuel obstrué d’atomes et de molécules.

Quand on éleva la statue en marbre de la reine Victoria, qui se trouve au centre de la bibliothèque du parlement, il demandait aux gens s’ils avaient vu le « figuratif personnel » de Sa Majesté.

– On aurait dû l’intégrer au dehors, ajoutait-il ; sa suprématie aurait peut-être obtempéré sur les moeurs des citadins ; car je ne sais pas s’ils sont aveuglés par l’envahissement prématuré du négoce mercantile, mais l’autre soir, parce qu’une maison péremptoire à la mienne s’est ignée par accident, et qu’elle n’était pas sauvegardée d’assurances, on a affronté les pompiers, sans réfléchir qu’il devrait y avoir une administration responsable pour la catégorie des boyaux. Je n’aime pas ces préjudices extrajudiciaires ! Il en résulte toujours quelque chose à notre détritus.

Un édifice qui n’était pas en ligne avec la rue – qui était en retrait, pour me servir du terme technique – s’appelait dans son vocabulaire un édifice rétrospectif.

– Comment trouvez-vous ma salle des séances, me demandait-il un jour que je visitais le parlement d’Ottawa pour la première fois.
– La chambre des Communes ? elle est bien gauchement construite à mon avis.
– N’est-ce pas ? Ce n’est pas comme à Québec. – Ma foi, non !
– C’est l’acoustique qui est surtout récalcitrante. – De quoi cela dépend-il, savez-vous ?
– Si je le sais ! je l’ai proclamé plus d’une fois, allez ! La salle aurait dû être construite en encyclique, voilà tout.
– C’est une idée.
– Ils ont tout fait pour parodier à l’inconvénient, Monsieur. Ils ont été jusqu’à établir des croisières de fil d’alton ; inutile. On ne s’entend pas parler. L’autre jour, j’ai éjaculé à Lapointe, un des messagers, l’ordre d’aller me chercher un marteau et des broquettes. Il m’a apporté mon manteau et des raquettes.
– Tiens, tiens !
– C’est sacramentel, Monsieur. Et, plus que cela, une fois je lui demande une vrille ; devinez ce qu’il m’apporte.
– Un rabot ?
– Non ; une douzaine d’œufs.
– L’acoustique laisse un peu à désirer en effet.
– N’est-ce pas ? je l’ai fait remarquer souvent aux ministres : cela dépend de ce que les orifices équilatéraux des galeries sont trop parallèles avec les concavités rectangulaires de l’appartement.
– Cela me semble très judicieux en effet ; et l’on ne vous a pas écouté ? – Hélas ! Monsieur, il est trop tard ; il faudrait tout réitérer en neuf.

Connaissez-vous M. l’abbé Tanguay ?
– Très bien.
– Il pensionne chez moi, vous savez.
– Ah !
– En voilà un qui ne fait pas de l’ouvrage à recommencer ! – Un homme de mérite.
– Il est en train d’écrire un livre miraculeux, Monsieur ; un livre où sera réverbéré le fondement de toutes les familles canadiennes.

Je n’ai pas besoin de vous dire si je commençais à avoir mal aux côtes.

– J’aime toujours à voir les vieux amis de Québec, ajouta-t-il en concluant. Ce matin, je vous ai aperçu nébuleusement sous le frontispice, mais je n’étais pas sûr que ce ne fût pas votre ressemblance corporelle.

Je n’exagère pas ; j’ai par devers moi les notes que je ne manque point de prendre sur les lieux et sur l’heure.

On voit que, contrairement à l’habitude presque générale chez ses compatriotes, Cardinal faisait des efforts pour bien parler.

Ce n’est pas lui qui aurait dédaigneusement traité de puristes ceux qui travaillent à élaguer de notre langue les locutions vicieuses et les expressions vulgaires dont on la parsème comme à plaisir.

Il faisait preuve de bonne volonté au moins.

Malheureusement, comme on l’a vu, son savoir lexicographique ne répondait pas à ses aspirations ; et ses tentatives d’atteindre au beau langage n’étaient pas toujours couronnées du plus brillant succès.

Ses efforts portaient quelquefois à faux.

On sentait à la rigueur ce qu’il voulait dire ; mais pour bien traduire sa pensée, il fallait souvent aller chercher le mot propre ailleurs que dans sa phrase.

Mais cela n’implique pas qu’il fût dénué d’esprit. Non.

S’il n’avait pas souvent l’expression juste, il avait presque toujours la pensée correcte, et quelquefois même le mot pour rire.

Il aimait, en dehors des séances de la Chambre, à s’approcher de certains députés, avec qui il échangeait quelques paroles en plaisantant.

Un jour, il s’adresse à feu M. Cheval de Saint-Jacques :

– On dit, monsieur Cheval, que M. Cauchon n’a plus envie de vous endêver au sujet de votre vocable.
– Pardon ?
– M. Cauchon... il ne se moquera plus, comme on dit, de votre nom.
– Je ne crois pas, répond l’ancien député de Rouville. « On ne s’appelle pas Cheval, me disait-il, ça n’a pas de sens commun. » – « En effet, lui ai-je répondu, il y a du sang beaucoup plus commun que du sang de cheval ; du sang... avec lequel on fait du boudin, par exemple. »
– Je supposais bien, reprit mon ami, que, vous appelant Cheval, vous n’en étiez pas plus humilié que je ne suis orgueilleux de m’appeler Cardinal.

II


Quelquefois il parlait de ses souvenirs, des hommes célèbres qu’il avait connus, des joutes brillantes dont il avait été témoin.

– Ah ! s’écriait-il, c’était l’empyrée de la politique alors. Quels gaillards nous étions ! Il y avait les Laberge, les Papin, les Morin, les Dorion, les Chauveau, les Loranger, les Drummond, les Cauchon, les Cartier, les McGee... Il fallait entendre les interpolations permuter d’un bord à l’autre de la Chambre ! Combats singuliers, combats pluriels, le public était toujours dans une captivité dont il ne pouvait s’extirper.

Ces souvenirs de Québec ne contribuaient pas peu à lui faire détester Ottawa, qu’il trouvait terre à terre, sans cachet, sans relief, sans poésie.

Rien de particulier ne l’y contrariait cependant.

Il avait la satisfaction d’avoir été l’une des chevilles ouvrières les plus importantes dans l’organisation intérieure des édifices publics.

Ses conseils et son activité avaient été précieux.

Il n’avait autour de lui que des amis.

On tolérait ses petits travers inoffensifs et chacun respectait son impeccable honorabilité.

Mais il n’aimait pas Ottawa ; et quand on lui eut accordé le repos qu’il avait si bien gagné pour le reste de ses jours, ce fut avec un soupir de délivrance qu’il reprit le chemin du vieux foyer.

Il est venu mourir, comme un patriarche, dans la bonne petite rue Sainte-Ursule, où il était né.

Mais, à quelque endroit qu’il fût allé s’éteindre, le brave Cardinal, bon, poli, honnête, charitable comme il l’était, ne pouvait laisser derrière lui que des regrets et des exemples de vertu.

Il fit des mots jusqu’à la fin.

À propos du jubilé de la reine, il disait :

– C’est bien beau de célébrer sa cinquantième année de jubilation.

La dernière fois que je l’ai vu, c’était près de la terrasse Frontenac, en face du vieux parlement, incendié quelques mois auparavant.

Nous échangeâmes une cordiale poignée de main, et je ne saurais oublier tout ce que je vis d’émotion se refléter dans son regard, pendant qu’il me montrait d’un geste silencieux et mélancolique le théâtre de sa gloire passée, les grands murs délabrés qui lui rappelaient tant de souvenirs.

En ce moment quelqu’un mettait la main sur mon épaule.

– Monsieur Cardinal, fis-je, laissez-moi vous présenter M. Charles Langelier.
– Ah ! monsieur Langelier, dit le bon vieillard, je suis heureux de vous rencontrer. Je vous connaissais de nom, mais je n’avais pas l’honneur de vous connaître d’optique.


IX. Marcel Aubin

I


Quelque temps avant sa mort, Henri Murger disait à un de ses amis:

– Mon cher, la bohème est une maladie: on en meurt.

Je ne sais si Marcel Aubin est mort de cette maladie-là, mais on peut affirmer sans crainte qu’il n’y eut jamais pareil bohème étalant avec plus de jovialité son insoucieuse paresse au soleil des routes.

Quand j’ai connu cet original – et cela remonte à ma plus tendre enfance – il pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans.

C’était un grand gaillard sec, au visage glabre, et dont l’expression de physionomie contrastait singulièrement avec son allure courbée et ses manières cauteleuses.

Cette expression était la plus réjouissante que j’aie jamais vue.

Il avait un long nez qui lui descendait tristement sur la lèvre supérieure, mais dont les ailes frémissaient toujours et se gonflaient tour à tour à gauche ou à droite, comme le museau d’un lapin.

Il ne riait jamais, mais les coins de sa bouche, qui remontaient jusqu’aux pommettes en y produisant une foule de petits plis goguenards, provoquaient une hilarité dont les plus mal disposés ne pouvaient se défendre.

Ajoutez à cela deux grands sourcils en accent circonflexe qui allaient se perdre dans une tignasse rousse, en laissant clignoter, faute d’encadrement, deux yeux éteints et grisâtres, rappelant vaguement deux petites huîtres de Caraquettes, tout cela s’épanouissant entre deux vastes oreilles molles dont la flaccité flottait au moindre courant d’air, et vous aurez une idée de cette tête curieuse, qui semblait ébauchée par un sculpteur naïf et sans expérience.

Il gesticulait, en outre, de la façon la plus comique du monde.

Quand il croyait avoir trouvé une bonne farce, il élevait la paume de sa main jusqu’à son menton, et, avec un sourire à désopiler une armée ou à exaspérer un saint, il allongeait au bout du bras ses longs doigts maigres et collés ensemble, en lançant le trait comique ou méchant, d’une voix grêle et sur un ton de satisfaction triomphante.

Ce n’était pas un pauvre, dans le sens ordinaire du mot. Il possédait même quelques petites rentes.

Mais je ne sais s’il eut jamais un domicile à lui.

Il « vardait » et « vacabonnait », comme les gens disaient, de Lotbinière à Québec, en passant par Sainte-Croix, Saint-Antoine, Saint-Nicolas, New-Liverpool, Etchemin et Lévis.

C’était là l’itinéraire habituel de Marcel Aubin.

Il allait à petites journées, dînant chez celui-ci, soupant chez celui-là, agaçant les femmes revêches, suivi et acclamé par des groupes d’enfants rieurs, payant son écot en chansons et complaintes de toutes sortes, et, avec une présence d’esprit sans pareille, répondant à toutes les questions de même qu’à toutes les observations, comme je le dirai dans un instant.

C’était là sa vie.

Il était passé à l’état de prototype.

Un vagabond, c’était un Marcel Aubin.

Un paresseux, c’était un Marcel Aubin.

Un sans-souci, Marcel Aubin.

Un farceur, un fumiste, un flâneur, un malin singe, un garnement incorrigible, Marcel Aubin!

Quand un père voulait tancer un moutard aussi fainéant qu’espiègle:

– Eh, va donc! disait-il, espèce de Marcel Aubin!

Marcel Aubin n’ignorait pas ce détail; et quand l’occasion s’en présentait, il ne manquait pas d’en faire la remarque par les trois rimes suivantes :

Quand, parmi les bambins,
Y a-t-un p’tit chérubin,
On l’nomm’ Marcel Aubin!

II


Car il faut vous dire que Marcel Aubin s'exprimait bien rarement en prose.

Pour ma part, je ne l'ai jamais entendu faire usage de cette forme vulgaire du langage.

On aurait dit qu'à l'inverse de M. Jourdain, il faisait de la poésie sans le savoir.

Quand je dis poésie, il faut s'entendre; la poésie de Marcel Aubin n'avait qu'une parenté très éloignée avec celle de Lamartine et de Victor Hugo.

Il n'avait pas cette prétention. Du reste, il ignorait probablement le nom même de ses augustes rivaux.

Quand il avait réussi à aligner plusieurs rimes - ou plutôt plusieurs consonances - à la suite les unes des autres, il ne lui importait guère que la désinence fût conforme aux règles de la prosodie, ou qu'une terminaison féminine fût immoralement accouplée à une terminaison masculine, pourvu que cela eût un certain rythme et sonnât richement à l'oreille, son ambition n'avait rien à désirer.

Il appelait cela des rimettes.

Et, il faut l'avouer; autant que mes souvenirs et la tradition - corroborée par certaines notes laissées par ma grand'mère - peuvent en faire foi, le loustic avait un talent peu ordinaire pour ce genre d'exercice.

Probablement ne rêvait-il qu'à cela.

Qu'on en juge par un exemple:

Un bon jour, il entre, sa pipe à la main, chez une femme de notre voisinage, du nom de Vermette, et lui adresse ainsi la parole:

Ma chèr' madam' Vermette,
Voudriez-vous m'permette
D'vous d'mander une allumette?

Et quand la bonne femme lui eût donné ce qu'il demandait, Marcel Aubin ajouta avec un salut et un geste inimitable:

Que l'bon Dieu vous la r' mette,
C'est le souhait d'ma rimette!

Comme on le pense bien, il réussissait de cette façon à amuser beaucoup de monde; mais sa causticité - et sans doute aussi quelquefois le besoin de la rime - lui faisaient dire des choses trop piquantes pour ne pas blesser certaines susceptibilités.

Et alors, gare le manche à balai!

Il y avait, chez un de nos voisins, une vieille fille du nom de Gervais, qui avait pris notre individu en grippe, et contre qui il ne manquait jamais d'exercer sa malignité par des rimes plus ou moins provocantes.

Mais sachant ce qui l'attendait, il se tenait à distance respectueuse, prêt à tourner les talons à la première déclaration d'hostilité, avec une prestesse qui faisait honneur à ses longues jambes.

Un jour, il l'apostropha avec un geste des plus insinuants, et sur un ton qui était tout un poème à lui seul :

Mamzell' Gervais,
Si on pouvait,
Si on pouvait,
Si on pouvait!...

- Comment, c'est encore ce vaurien-là! Passez votre chemin, méchant gibier! Y a rien pour vous ici.

Et lui de reprendre avec un accent de gouaillerie incommensurablement significative:

Mamzell' Gervais,
Si on savait,
Si on savait,
Si on savait!...

- Qu'est ce que tu veux dire, scélérat? Parle, ou je te jette une chaudiérée d'eau bouillante sur le museau, infâme vagabond!

Mamzell' Gervais,
Si on l’trouvait,
Si on l’trouvait,
Si on l’trouvait!...

Il n’eut pas le temps d’aller jusqu’au bout. Ce fut une tempête.

Les couteaux, les cuillers, les fourchettes, les casseroles, les lèchefrites, toute la batterie de cuisine lui vola par la tête dans un pêle-mêle épique, tandis que le malencontreux rimeur détalait sans même songer à protéger son arrière-garde.

– Aïe! Marcel, lui crie quelqu’un; tu as eu la soupe chaude, à ce qu’il paraît.

Et l’imperturbable rimeur de répondre:

Ça vient d’mamzell’ Gervais;
Et comm’ j’suis pas mauvais,
C’est pour ça que j’men vais!

Il ne faudrait pas croire, cependant, qu’il fût toujours reçu d’une façon aussi inhospitalière partout où il se présentait.

Au contraire.

Il avait ses entrées privilégiées chez bien des gens. Là il se présentait avec obséquiosité.

C’était:

Ma bonn’ madam’ Plaisance
Auriez-vous la complaisance
D’endurer ma présence?

Ou bien:

Chèr’ madam’ Latulippe,
Sachant qu’c’est vot’ principe,
De pas trop fair’ la lippe
Quand un homme s’émancipe,
J’entre allumer ma pipe.

Ou bien encore:

Quand j'passe chez mam' Laporte,
J'veux que l'bon Dieu m'emporte,
Faut que j'arrête à sa porte
Pour savoir comment ell' s'porte!

Alors on ne manquait guère de lui dire: - Entrez, monsieur Marcel, entrez! Et il répondait en s'installant :

Comme j'ai du loisir,
Puisqu' c'est votre désir,
J'entre pour vous fair' plaisir.

Ou, s'il voulait continuer sa route, il se confondait en saluts, disant:
Madam', je vous remercie, En passant par ici, Je n'avais que l' souci D' vous saluer ainsi!
- Et il détalait.
Au nombre de ceux qui lui faisaient meilleure façon se trouvait une veuve du nom de Rivage.
Elle avait toujours une réserve de friandises pour le poète ambulant.
Un jour qu'elle lui offrait un verre de rhum, qu'il dégustait avec enthousiasme, il lui adressa cette déclaration à brûle-pourpoint:
Ma bell' madam' Rivage, J'apprécie vot' breuvage; Si j'étais moins sauvage, J'voudrais qu'mon esclavage Consolât vot' veuvage!
Je ne sais si cette déclaration fut bien reçue dans le moment; en tout cas, elle n'eut point de suite, car Marcel Aubin est mort garçon.
Qu’on ne soit point surpris de voir Marcel Aubin galant et même amoureux.
Si bohème qu’il fût, il avait le coeur tendre, et se piquait de bonne compagnie – pourvu qu’on n’exagère pas trop la portée que je donne ici à ce mot.
Il était toujours vêtu d’une façon convenable, et mettait même à cela quelque coquetterie, paraît-il.
Au moins si l’on en juge par la réponse qu’il fit un jour à une jeune fille du nom d’Arthémise Caron.
Celle-ci lui ayant dit:
– Vous êtes bien faraud aujourd’hui, monsieur Marcel!
Marcel Aubin avait répondu sans la moindre hésitation, et avec le geste qu’on lui connaît:
Mamzell’ Arthémise,
Si j’économise,
C’est pas sur ma mise. Il faut que ma ch’mise Soit blanche et bien mise: C’est un’ chose admise!
Il avait aussi l’habitude de dire en se rengorgeant et en risquant des effets de mollets – avec des résultats plus ou moins désastreux, il faut en convenir:
Quand Marcel Aubin,
La canne à la main, L’pied dans l’escarpin, Fait, soir ou matin,
Son p’tit bout d’chemin, Faudrait voir un peu Si y a quelqu’monsieur En habit à queue,
Comme en souliers d’boeufs, Pour se montrer mieux!
Il appartenait, d'ailleurs, à une famille de cultivateurs à l'aise, bien connus dans le comté de Lotbinière.
Le lieu de sa naissance, il nous le nommait en vers:

Je suis d'Sainte-Croix, Ous' qu'il ne croît
Qu' de bons écroîts; Au moins je l'crois.

Dans la langue du pays, écroît veut dire rejeton. IV
À l'époque où florissait Marcel Aubin, florissaient aussi les fricots, les réunions joyeuses des jours-gras, les parties de danse, et les noces qui duraient trois jours et trois nuits.
Entre Noël et le carême surtout, ces fêtes se multipliaient d'une façon qui attestait éloquemment la fidélité de notre race aux traditions de la vieille gaieté gauloise.
Un des traits caractéristiques de ces réunions du temps passé, c'était l'admission des survenants.
On appelait survenant - le mot le dit - celui qui, n'ayant pas été invité, se présentait quand même - à la fin du repas généralement - pour prendre part à la sauterie qui s'organisait dans la soirée, et même dans l'après-midi.
Ils arrivaient souvent plusieurs à la fois, et on leur faisait presque toujours bon accueil, à la condition toutefois qu'ils fussent amusants.
Or, étant donné le caractère de Marcel Aubin, il n'est guère besoin d'ajouter qu'il ne manquait pas souvent de se présenter en survenant dans les fêtes de ce genre qui se donnaient sur son passage - la condition d'être amusant n'ayant pour lui rien de particulièrement onéreux.
Une fois, un nommé Marcoux mariait sa fille, et tout le canton avait été invité à venir "battre les ailes de pigeon" en l'honneur des nouveaux mariés.
La réunion était nombreuse et animée.
Vers neuf heures arrive Marcel Aubin, tout endimanché, frais comme un concombre, et le plus large des sourires épanoui entre les deux oreilles.
Il se campe sur un jarret, tire sa plus belle révérence, et prend la parole en ces termes:
Bonsoir la compagnée, Faut pas vous indigner
Si j'entre sans cogner; J'vous la souhaite à poignée!
- Tiens, tiens, s'écrie-t-on de toutes parts, c'est le brave Marcel! - Bonsoir, Marcel!
- Comment ça va-t-il, Marcel?
Et Marcel de reprendre sans souffler:
Oui, mesdam's, c'est Marcel, Qui vient mettr' son grain d' sel;
C'est là-dedans qu'il excelle!
- Dansez-vous un rigodon?
- Merci, j' vous demand' pardon; J'en ai jamais eu l' don!
Ainsi, continuez donc!
- Asseyez-vous au moins, fit une des jeunes danseuses.
- Ma foi, mamzell' Thérèse; Pourvu qu'la chose vous plaise,
Pour êtr' plus à mon aise, Je r' fuserai pas une chaise.
- M. Marcel prendra aussi un petit verre de rhum, j'en suis sûre, fit la maîtresse de la maison.
C'était là une proposition qui ne laissait jamais Marcel Aubin indifférent.
Aussi répondit-il avec un empressement qu'il n'essayait point de dissimuler:
– Merci, madam’ Marcoux;
C’est pas qu’ j’en prenn’ beaucoup;
Mais j’r’fuse pas un coup. S’ rincer la dall’ du cou,
C’est pas ça qui découd C’ qui fait coucouroucou!
Est-il besoin de le dire? les petits coups se succédèrent si bien que, de verre en verre, et de rimette en rimette, Marcel Aubin finit par s’affubler du panache qu’il ne manquait presque jamais de mettre à son chapeau dans les circonstances analogues.
Cela n’altérait, par exemple, ni sa verve poétique ni sa présence d’esprit.
Témoin cette réponse qu’il fit ce soir-là même à la femme d’un nommé Barbin – lequel faisait souvent la noce et ne brillait guère du côté de l’intelligence, surtout dans ces moments-là.
Elle s’était permis de plaisanter un peu notre héros sur la solidité de son plumet.
Il se campe devant elle, et dans l’attitude de la dignité offensée, il lui décoche cette apostrophe:
Mam’ Barbin, j’ vous en prie, J’ mérit’ pas vot’ mépris;
Si j’ai un peu trop pris, J’ suis pas un mal appris,
Et j’ai tout mon esprit; Ce qui vous prouve ben,
Ma chèr’ madam’ Barbin, Que c’est pas vot’ mari,
Mais qu’ c’est Marcel Aubin!
V


Je l’ai donné à entendre plus haut, Marcel Aubin n’était pas accueilli partout avec le même empressement.
Chez mon père surtout, il était reçu avec une froideur non dissimulée.
Mon père n'aimait pas les farceurs, et avait en horreur les désoeuvrés, jugez de l'estime toute particulière qu'il entretenait pour Marcel Aubin! Son nom seul le crispait.
J'en étais au désespoir, car cela me privait des moments de gaieté que m'aurait procurés une connaissance plus intime avec un homme doué, dans mon opinion - était-ce le futur poète qui se révélait? - d'un talent qui le mettait, à mes yeux, bien au-dessus du commun des mortels.
Je déplorais l'aveuglement de mes parents.
Je trouvais mon père misérablement préjugé, et ma mère me semblait incapable d'apprécier les belles choses dont Marcel Aubin favorisait des gens bien au-dessous de nous, à mon avis!
Cela m'humiliait.
Un jour que père et mère étaient absents, et que ma grand'mère avait été chargée de la garde de la maison, je sollicitai d'elle la permission d'inviter quelqu'un à dîner.
Ma grand'mère était la charité même.
- Est-ce un pauvre? demanda-t-elle.
- Oui, grand'maman.
- Alors, invite-le, mon fils; il dînera à la cuisine.
- Ah! grand'maman, il est pauvre, mais c'est un de mes amis. - Un ami, c'est différent; où est-il?
- Il est sur le quai en train d'empiler mes hameçons. - Va le chercher alors; il sera le bienvenu.
Et s'adressant à la bonne:
- Virginie, ajouta-t-elle, mettez un autre couvert.
Je ne me le fis pas dire deux fois; et Marcel Aubin effectua son apparition devant ma grand'mère, avec un salut des plus réjouis, accompagné du quatrain suivant:

Madam', comm' sur la route On a besoin d'un' croûte,
Si ça vous déplaît pas,
J' accept'rai un p'tit repas.

Ma grand'mère connaissait Marcel.
Elle aurait voulu le voir à cent lieues; mais il était trop tard.
Le loustic était déjà installé, comme s’il eût été de la famille; et, pendant
que nous nous tenions les côtes dans des accès de fou rire et d’admiration, il
s’approchait de la table en ajoutant:
Sans vouloir abuser,
C’est pour pas vous r’fuser!
Ce dîner-là ne causa d’indigestion à personne.
C’est à peine si nous pûmes prendre une bouchée par-ci par-là, entre les accès de rire nerveux que soulevait à chaque instant la verve endiablée de Marcel Aubin qui, lui, ne perdait pas une minute.
La cuiller, le couteau, la fourchette et la rime, tout marchait à la fois. Pas une phrase en prose!
Une avalanche de vers.
Il me semble voir encore d’ici l’expression qu’il prenait pour nous dire:
On dit qu’la faim vient en mangeant: J’crois plutôt qu’c’est en voyageant.
Ou bien:
Puisque vous insistez, J’prendrai un’ tass’ de thé!
Ou bien:
Vous, le p’tit qui riez, Passez-moi donc l’beurrier!
Ou bien:
Un’ p’tite ail’ de poulet, Avec un verr’ de lait,
Ça vous flatt’ le palais;
J’en prendrai, s’il vous plaît!
Ou bien encore:
Je vous rendrai z’hommage Pour un morceau d’ fromage!
On voit même qu’il faisait de son mieux pour éviter l’hiatus. À ma grand’mère qui lui offrait de la salade, il répondait:
Non, pas d’salade, Ni marmelade,
Ça m’rend malade!
– La bonne lui ayant présenté un verre d’eau, il s’écria, la bouche pleine, et sans une seconde d’hésitation:
Non, non, pas d’zèle, Merci, mamzelle! Sed libera Nos a malo! Quand on s’noiera, C’est pas dans l’eau?
Jugez s’il y avait moyen d’y tenir.
Pour ma part, je me rappelle ce dîner en compagnie de Marcel Aubin comme un des plus gais de mon existence; et ce fut avec une véritable désolation que je l’entendis dire à ma grand’mère, qui lui offrait encore quelque chose:
Merci, Madam’, j’ai bien mangé; J’ai pas coutum’ de m’déranger!
J’aurais voulu qu’il mangeât jusqu’au lendemain, à la condition de ne pas voir son escarcelle à plaisanteries s’épuiser.
Mais mon père pouvait revenir à l’improviste; et alors il n’aurait plus guère été question de rire.
De sorte que, à mon grand regret, je ne pus insister pour retenir notre hôte, lorsque, sur le seuil de la porte, avec le geste inimitable dont j'ai parlé, il déclama à ma grand'mère le tercet suivant en guise d'adieu:

Merci pour votre offrande; Vot' politesse est grande;
Que l'bon Dieu vous la rende!

Quand il fut parti, je m'adressai à mon tour à ma grand'mère:
- Grand' maman, ne faudrait pas... en parler à papa...
- Qu'est-ce que ça veut dire, ça? fit-elle en me regardant avec de grands yeux tout ébahis; voilà - Dieu me pardonne! - le garnement qui se met à rimer à son tour! C'est donc contagieux?... Que ton père ne t'entende point!... Quant au dîner, sois tranquille, scélérat, je n'ai pas plus envie d'en parler que toi.
Mais on eut beau garder le secret à la maison, il transpira au dehors.
Marcel Aubin ne fut pas aussi discret que nous, paraît-il; et - comme les choses s'exagèrent toujours - mon père apprit un soir avec stupéfaction que le personnage qui avait le privilège de lui tomber le plus sur les nerfs avait en même temps celui d'être son commensal habitué, sitôt que ma grand'mère et moi avions nos coudées franches au domicile.
Ma grand'mère eut beau prendre sur elle toute la responsabilité de la faute; elle ne savait pas mentir, et je n'évitai point la semonce que j'avais si bien méritée.
Si mon père m'a pardonné sur son lit de mort, c'est bien juste tout ce qu'il a pu faire.
VI
Il y avait, dans notre endroit, un vieillard que nous appelions le père Louison Boisvert.
Peut-être n'était-il pas si vieux que tout ça, mais à l'âge où j'étais moi-même, il ne me paraissait pas loin des multos annos de feu Mathusalem.
Quoi qu’il en soit, Louison Boisvert avait, dans notre milieu, la réputation du plus grand fumiste – du plus grand faiseux de tours, comme on dit là-bas – qui fût sous le soleil, à vingt-cinq lieues à la ronde.
Il ne laissait point passer une journée sans monter une nouvelle scie à quelqu’un, sans inventer quelque nouvelle mystification à l’adresse, surtout, des paysans sans expérience qui venaient travailler dans les chantiers.
C’était un de ces vieux roublards spirituels, toujours prêts à la riposte, qu’on ne prenait jamais sans vert, et qui ne s’en laissait conter qu’à bon escient.
Sur ses vieux jours, il était devenu, en sus, quelque peu revêche.
Il n’était pas commode – comme on dit aussi là-bas – et ne l’approchait pas qui voulait.
Or Marcel Aubin désirait faire sa connaissance, depuis longtemps – d’autant plus que le bonhomme passait pour avoir fait des chansons, lui aussi, et par conséquent cultivé la rimette.
De son côté, le père Louison Boisvert avait entendu parler plus d’une
fois de Marcel Aubin; et sentant là une espèce de rival, il se tenait
instinctivement sur ses gardes, plus ou moins drapé dans sa dignité. La rencontre ne pouvait manquer d’avoir lieu, cependant. Un bon soir, Marcel Aubin se risque.
Il avait pris quelque chose, et, le nez un peu piqué, il aborde le père Louison, en prenant son ton le plus doucereux et ses manières les plus engageantes.
Dit-il:
Mon cher monsieur Boisvert, Vous qu’avez l’coeur ouvert,
Quoiqu’ j’aie pris un p’tit verre, Je vous jur’ sur l’calvaire
Qu’y a personn’ que j’révère Plus qu’vous dans l’univers;
Et j’vous demande à couvert!
On voit que, la circonstance étant solennelle, Marcel Aubin s’était mis en frais, et faisait un appel sérieux aux trésors de son répertoire.
Le vieux Boisvert sentit, lui aussi, que l’affaire était grave et qu’il y allait de sa réputation.
Il s’arrête et jette un regard défiant à son interlocuteur.
Alors Marcel Aubin veut profiter de ses avantages, et continue:
Pourquoi d’un oeil pervers Me regarder d’ travers?...
Le père Louison ne le laissa pas achever.
Il apostrophe le farceur sur un ton à lui faire passer l’envie de badiner; et toujours brodant sur la même rime, il s’écrie:
Toi, mon maudit chien vert, File! ou j’ te flanque en r’vers
Un’ tripotée d’ bois vert Qu’est pas piqué des vers!
Marcel Aubin, désarçonné d’abord, n’insista pas.
II fit demi-tour à gauche; mais comme il était écrit qu’il aurait toujours le dernier mot, il ne s’éloigna qu’après avoir décoché celles-ci, comme des flèches de Parthe:
Il paraît, pèr’ Boisvert, Qu’on s’ vir’ pas à l’envers
Pour parler à mot couvert. Si vous êtes si sévère
Vous m’verrez pas de l’hiver!
Et il fila.
Je me dis quelquefois que Marcel Aubin était « venu trop tôt dans un monde trop jeune ».
C’était peut-être un grand humoriste perdu dans les broussailles d’une vie obscure et terre à terre.
Qui sait ce qui aurait pu jaillir de ce cerveau original, s’il eût été échauffé au contact d’autres intelligences, et éclairé par le soleil de l’étude et du savoir!
Il ne manquait peut-être qu'un souffle pour faire de ce feu de paille un incendie, et de ce bohème un grand homme.
Je ne sais où Marcel Aubin est mort.
Probablement chez les siens, à Sainte-Croix.
Mais son nom ne me revient pas à la mémoire sans y éveiller le souvenir des plus frais et des plus francs éclats de rire qui aient égayé mon enfance.
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