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Son essor est tel, y compris en Afrique, qu'on observe une réduction de la fracture entre pays du Nord et du Sud.

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On parle comme ça vient, et ça vient presque toujours bien ...

André Laurendeau
Journaliste et intellectuel québécois (1912-1968).
Présentation
Texte paru initialement dans Le Maclean de juillet 1964.

Texte
Quand j’étais très jeune, ma famille passait l'été dans un petit village au bord de la Maskinongé. Nous vivions près d'une famille de cultivateurs dont le père se nommait Siméon. Je prenais un vif plaisir à l'entendre parler.

Plus tard j'ai revu le vieux Siméon, et me suis donné raison: il avait, comme presque tous les siens, le sens des images, de la vie, une langue savoureuse. Dans le même temps, je faisais connaissance avec la littérature canadienne-française et ses laborieuses paysanneries; je m'étonnais de n'y trouver ni saveur ni poésie.

On eut dit que «la culture» castrait ce que nous avions d'intellectuels et d'artistes. Avec «l'instruction», nous perdions notre verve - du moins dans les livres. Car j'ai assisté à des conversations d'avocats et de notaires, nés à la campagne, dont la langue demeurait riche et goguenarde: une bonne langue provinciale française née en Beauce ou dans Charlevoix, qui servait à échanger des propos sur le droit civil, l'histoire, la politique ou les femmes. Mais dès qu'ils prenaient une plume, ces bourgeois accouchaient d'un français «universel» rocailleux, lourd et impersonnel: des paysans endimanchés. Et s'ils parlaient en public: des rhétoriciens redondants, sauf exceptions rarissimes.

La source était riche et abondante; or en ville, dans l'acte de parler et d'écrire, cela devenait un mince filet, une eau tiède et sans goût, quand ce n'était pas une langue de traduction. J'éprouvais souvent moi-même cette difficulté de m'exprimer, cette sensation d'appauvrissement, de diminution, d'anémie, ce manque de spontanéité.

Un jour, des amis du Saguenay, où je n'avais jamais été, m'invitent à prononcer chez eux des discours de Saint-Jean-Baptiste. Je m'y rends, je les écoute, je m'émerveille. «Pourquoi diable importer des conférenciers de Montréal quand chacun ici, ou presque chacun, est né orateur?» Des cultivateurs et des ouvriers, et même des avocats s'exprimaient avec un élan, une imagination qui me faisaient un peu honte. Je croyais m'être enfoncé vers le Nord, je trouvais des méridionaux - enfin ce qui, chez nous, se rapproche le plus du méridional.

Libre d'inventer

Aujourd'hui je dois voyager à travers le Canada. On y juge souvent le français québécois, et rarement avec enthousiasme. Le Parisian French a la vie dure ... Mais je m'arrête, cette voie dangereuse me conduirait où je ne veux pas aller.

En revenant au Canada français, je redeviens donc plus attentif et j'écoute la langue qui est parlée.

Oublions les ombres, les graves contaminations subies en certaines régions, l'élocution bafouillante de quelques autres, les mots mangés, les syllabes escamotées et les voyelles accentuées.

Nous revoici au pays du Saguenay. On disserte devant nous de questions sérieuses, qui menacent toujours de tourner à l'ennui. Ici, c'est une joie. On parle comme ça vient, et ça vient presque toujours bien - souvent dépeigné, désordonné, toujours vivant. Cela tient à l'indépendance du caractère, à l'exubérance du tempérament, à la vivacité des opinions; mais au moins autant à la confiance en soi, au sentiment inconscient de posséder sa langue et donc d'y être libre d'inventer. Les trouvailles ne sont pas géniales, mais elles sont constantes, elles jaillissent à l'intérieur d'une phrase, au coeur d'un raisonnement dont elles illustrent soudain un aspect. Certains sont plus doués que d'autres, manifestent plus d'imagination; jamais cependant on ne descend en dessous d'un certain niveau.

Dieu que le Frère Untel appartient à ce pays-là! Son succès d'écrivain populaire vient sans doute de ce qu'il a su garder ses racines, de ce qu'il écrit un peu comme ils parlent, lui qui vient d'eux.

«C'est à la hache que je travaille. Remarquez que je n'aime pas ça». Il ne m'a jamais convaincu qu'il n'aime pas ça. «Il est entendu que j'ai surmonté une fois pour toutes la tentation du perfectionnisme. Le perfectionnisme consiste à préférer le néant à l'imperfection; c'est un autre nom de l'angélisme». Le Frère a fait de la philosophie et il se souvient d'avoir lu Péguy: «On n'a jamais les mains sales quand on n'a pas de mains... Mes textes ne sont pas des devoirs d'académiciens; mes textes sont des actions ...»


Une nouvelle langue ...

Le Frère dénonce le joual devant ses élèves, eux aussi saguenéens. Ils reconnaissent qu'ils parlent joual. L'un dit, et c'est typiquement saguenéen: «On est fondateur d'une nouvelle langue». Un autre: «Pourquoi se forcer pour parler autrement, on se comprend». Et la réplique du Frère Untel tombe dru: «Bien sûr qu'entre jouaux, ils se comprennent. La question est de savoir si on peut faire sa vie entre jouaux ...» Je crois y être, je les reconnais. Le Frère a beau dire, ses élèves joualisent à la française. Ils sont vivants en français, malgré les fautes. Ça rafraîchit de les entendre, même quand ils vous engueulent.

Je n'ai revu ni la Beauce ni le bas du fleuve. Je doute qu'on y ait perdu la verve d'autrefois - le sens des formules, que Gérard Filion a pris là, la délicatesse savoureuse d'un Guy Dufresne. En Acadie, j'ai entendu l'une des langues les plus agréables à écouter: je songe à cette jeune femme de Moncton, qui ne cesse de chanter un peu tandis qu'elle disserte, et dont les phrases parfois sévères ressemblent à une psalmodie; ou encore à ce médecin de Sydney qui est plongé depuis trente ans en milieu anglophone et réussit, j'ignore par quel miracle, à parler avec douceur, discrétion et presque tendresse une langue plus civilisée que la nôtre.


Propos d'amateur?

Propos d'amateur? Bien sûr, et dans les deux sens: impressions d'un homme qui n'y connaît pas grand-chose, et gourmandise de celui qui se plaît à écouter ces voix, ces accents, ces expressions qui viennent de loin. J'aimerais être un linguiste un peu psychologue, un peu sociologue, un peu artiste, et m'en aller promener parmi tous ces paysages sonores afin d'en comprendre mieux le sens et la portée. Ce ne serait pas une recherche folklorique, et pour la bien mener il faudrait avoir en outre le sens de l'histoire et l'amour des petites gens - sans compter la discrétion, car les hommes n'aiment pas qu'on souligne les particularités de leur langage, trop liées à ce qu'ils sont profondément. Une pudeur les saisit, ils s'écoutent parler, ils perdent leur charme et leur vérité.

Mieux, bien mieux cependant vaudra le grand artiste, celui qui n'essaie pas de reconstituer et qui exprime, qui utilise inconsciemment tous les matériaux pour en faire une oeuvre plus haute et plus large.

«Réservoirs» des métropoles

Le sociologue américain E. C. Hughes constate que l'Amérique du Nord est un cimetière de langues et de cultures. Une seule a résisté, constate-t-il, et c'est nous. Une promenade dans les régions les mieux préservées permet de voir combien la vie du français est demeurée naturelle, combien elle reste spontanée. On prend à le constater un plaisir extrême, pourvu qu'on consente à le voir et le sentir. La vie de Québec et même celle de Montréal s'alimente à ces «réservoirs» - qui n'ont pas conscience de l'être, puisqu'on y vit pour son propre compte. Sans la présence constante et nombreuse de ces arrière-pays, que deviendraient les métropoles? Aussi faut-il s'inquiéter quand elles deviennent trop puissantes, et qu'elles écrasent quiconque les alimente.

Quand leur rendrons-nous ce que nous avons pris?
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langue française, langage populaire, Québec, Canada français, Saguenay, Beauce, paysan, joual
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