Voici deux extaits qui mettent en relief les questions dont il faut tenir compte pour bien orienter la réflexion sur la nation dans le contexte européen, francophone et mondial actuel. Le premier est tiré du récent essai de Pierre Manent intitulé La raison des nations.1 Le second est tiré de la préface de Jean-Jacques Wunenburger à un ouvrage intitulé L'idée de nation 2
Pierre Manent:
«C’est la communauté politique qui tient ensemble et fait retentir tous les registres de la parole, et toute communication véritable s’appuie nécessairement sur cette échelle harmonique. Nous surestimons d’une manière proprement insensée le pouvoir des instruments de communication, en particulier celui d’une langue véhiculaire commune. Parlerions-nous tous anglais demain, nous n’aurions pas fait un pas vers l’unité. Les porte-parole israéliens et palestiniens comme les diplomates indiens et pakistanais parlent, il me semble, un anglais très convenable. L’instrument d’une langue commune ne produit pas par lui-même la communication. La compréhension réciproque suppose le partage d’une même communauté politique, ou au moins l’appartenance à des communautés dont les régimes politiques et les expériences collectives sont proches. Nous savons du reste que cette condition nécessaire est loin d’être suffisante. Combien de nations dont les régimes comme les expériences étaient apparentés se sont fait la guerre
Nous autres Européens devrions être spécialement avertis du caractère politique de la parole. Les langues européennes sont, dit-on, des « langues nationales ». Cela est vrai si l’on entend par « nation » un corps politique d’une espèce particulière. Nos langues en effet ne renvoient pas principalement à l’ineffable d’une origine perdue ou d’une suite d’expériences incommunicables, mais d’abord à une histoire politique fort intelligible à laquelle précisément notre familiarité avec la langue nous donne accès. Nos langues n’expriment pas une essence « culturelle », c’est-à-dire apolitique ou métapolitique, sublime ; elles expriment d’abord l’histoire de nos régimes politiques respectifs. Racine et Shakespeare... Sur le curseur historique, un poète incarne en chaque pays le moment politique où la nation a pris conscience d’elle-même en trouvant sa forme pour ainsi dire définitive. Il actualise en même temps les puis sances de la langue, et en fixe la quantité et la qualité. Le français, langue de cour si ferme dans ses articulations abs traites qu’elle deviendra comme naturellement la langue d’une République enseignante et discourante, langue de la narration qui préfère le signe à la chose, langue des inflexions infimes et délicieuses. L’anglais, langue barbare, tôt portée à son plus haut degré d’expressivité rutilante par le plus grand poète de l’Europe, dotée d’assez de simplicité et de force pour devenir plus tard la langue même de l’utile, langue de l’imitation où l’on entend encore le cri de l’animal, comme on peut le vérifier couramment à la Chambre des communes. Nos langues européennes — je n’en ai évoqué que deux, celles qui me sont le plus familières — sont les admirables distillats élaborés par le grand synthétiseur de la vie européenne que fut l’État-nation.»
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Jean-Jacques Wunenburger
1-Qu’en est-il d’abord de l’idée de la nation? Même si l’Etat apparaît à bien des points de vue occuper un lieu laissé vide par la désacralisation religieuse, même si son identité capte nombre de polarités de l’altérité numineuse, il n’en reste pas moins qu’il se laisse analyser comme un concept dont on peut circonscrire les déterminations. Par contre la nation, sous peine de passer pour un doublet de la notion de peuple, pensé comme souverain de droit, est une idée empirique qui coagule des savoirs, des affects et un mythe fondateur, un noyau de sacralité. Aussi dessine-t-elle un corps socio-juridique dont l’identité est souvent surdéterminée, mais par là-même rendue fragile et plastique. IL n’est pas étonnant que la nation engendre dès lors des attachements idolâtres ou des haines inextinguibles, puisqu’elle permet de répéter, pour des communautés, les images parentales de l’individu: ne parle-t-on pas souvent de la Mère-patrie, avatar de la mère nourricière, ou de la Nation en armes, avatar du Père violent ou autoritaire? Il s’agit alors de prendre l’exacte mesure de ces archétypes collectifs, de ces matrices affectives qui pré- ordonnent et orientent la représentation politique du corps sociaL Comment peut-on dès lors articuler la nostalgie des origines, la personnification sacrée du bien commun, les projections vitalistes de l’idée d’unité, avec la froide rationalité de l’Etat prétendant légiférer et gouverner selon des impératifs et non des inclinations ? La nation ne donnerait-elle pas lieu aussi à des mystifications inquiétantes voire délétères, du fait d’un devoiement de certaines de ses images, de l’immixtion insensible d'intérêts et de valeurs régressives voire obscurantistes? Ce qui faisait déjà dire à Nietzsche en 1886: “ce qu’on appelle aujourd'hui en Europe une nation, et qui est au fond plutôt une res fata qu’une res nata (et qui ressemble part à s’y méprendre Une res ficta et picta), est en tout cas une réalité non encore fixée, jeune, très mobile”. Que signifie enfin, pour une philosophie politique ce noyau ténébreux de la nation qui occulte l'espace clair de la volonté rationnelle et universelle dont est censée être porteuse la société civile? Dans quelle mesure est-il vraiment possible de mener à bien l’exigence classique d’une philosophie qui veut soumettre la totalité des éléments du politique à une normalisation par la raison?
2 -Reconnue comme une donnée historique, sociologique et juridique de la conscience politique des sociétés, la nation doit-elle alors être subordonnée à la logique de l’Etat ou l’Etat lui-même doit-il inscrire sa propre volonté à l’intérieur des formes propres d’une volonté nationale? Dans le premier cas, on présupposera que la volonté de l’Etat a pour tâche de dépasser les conditionnements historiques contingents d’une communauté pour construire une société de citoyens dotés de nouveaux droits et devoirs. La vocation de l’Etat implique alors une remise en question de la “nature” propre d’une société, “nature” qui ne serait que le leurre de forces idéologiques camouflées. Point de départ en tout cas d’une conception constructiviste de la société, prométhéenne de l’histoire, qui peut aussi bien se satisfaire de modèles égalitaires que de modèles inégalitaires des rapports sociaux. Dans le deuxième cas, au contraire, l’Etat apparaît comme une forme hypertrophiée, voire nécrosée du pouvoir, dont la fonction ne saurait jamais justifier la subordination de la vitalité propre de la Nation. L’Etat ne saurait donc être qu’un instrument, parmi d’autres, de la volonté individuée de la seule communauté nationale en devenir dans son histoire. Il importe donc de savoir qui de I’ Etat ou de la Nation est subsidiaire de l’autre? Mais le problème se complique certainement dans les faits, puisqu’il peut exister des formes étatiques privées d’une véritable identité nationale préalable, comme il peut exister une longue tradition nationale sans Etat unificateur correspondant. Il est donc vain, pour le philosophe, de s’en remettre aux faits. La nation apparaît bien comme une Idée régulatrice, normative, à laquelle il convient de conférer une valeur dans une théorie générale de la pratique politique.
3-Quelle que soit la place accordée à la nation dans une déduction philosophique, celle-ci se trouve aujourd’hui confrontée à l’expérience, sans doute inédite, du phénomène totalitaire. Or le fait totalitaire oblige-t-il à penser de manière différente le fait national? Une théorie de la nation peut-elle être amenée à abandonner ou à corriger ses positions devant les leçons du totalitarisme? En un mot, la nation est-elle un facteur d’activation ou d’inhibition du pouvoir totalitaire?
D’un côté, sans nul doute, la préminence de l’identité et de la volonté nationales peut déboucher sur une société close, égocentrique, qui risque de connaître les pires dérives policières, militaires pour préserver une mythique Unité. Le culte intempérant, puis intolérant, de sa singularité, risque d’amener un peuple à une vision paranoïaque de l’histoire. En ce sens le recours aux valeurs rationnelles d’un Etat, visant l’universel de la Loi, la constitution d’une société civile commune à tout le genre humain peut apparaître comme la seule parade contre les germes totalitaires de la nation.
Mais d’un autre côté, l’aliénation de l’identité nationale dans le supra-nationalisme des nouveaux empires comme dans l’internationalisme de la Révolution, ne risque-t-il pas, loin d’engendrer une société ouverte, de priver les peuples de leurs différences, de les condamner à une homogénéité uniformisante, à une perte de leur âme? Dans ce cas, le totalitarisme ne naîtrait-il pas, non plus d’un enfermement dans une société tribale, mais plutôt de la stérilisation progressive des peuples par éradication de leur volonté différenciatrice?
Autrement dit, la question est de savoir dans quelle mesure l’unité cosmopolitique des sociétés, obtenue par dépassement du cadre national, est porteuse de liberté ou au contraire dans quelle mesure un projet philosophique doit-il requérir un maintien des différences historiques, politiques et Juridiques, dans le plein respect de la pluralité de la cause des peuples ? La Nation n’est-elle qu’une ultime congère qui empêche de penser le vouloir politique en terme universel, ou au contraire le rempart contre une indifférenciation généralisée, contre un degreze d’accomplisse de l’Humanité?
Mais parvenu au terme de ce triple questionnement la raison Philosophique risque fort d’être mise en croix et d’être condamnée comme le craint E. Kant, à une dialectique naturelle, à un jeu d’antinomies sans fin. “ Quand je vois des esprits de valeur disputer sur la caractéristique des hommes, des animaux ou des plantes, et même des corps du règne animal, les uns admettant, par exemple, des caractères nationaux particuliers et fondés sur l’origine, ou encore des différences décisives et héréditaires de familles, de races, etc, tandis que d’autres se préoccupent plutôt de cette idée que la nature, en agissant ainsi, a procédé partout de la même manière et que toutes les différences ne reposent que sur des accidents extérieurs, je n’ai alors qu’à considérer la nature de l’objet pour comprendre aussitôt qu’elle est beaucoup trop profondément cachée aux uns et aux autres pour qu’ils puissent en parler avec quelque connaissance de la nature de l’objet”3
Reposons malgré tout, encore une fois la question, malgré l’avertissement kantien: qu’est-ce qui peut requérir -le cas échéant- la réincorporation dans la philosophie politique de la dimension nocturne du sacré, du sol et du passé ? Corollairement que signifie -et à quels énoncés conduit éventuellement- le contournement ou l’invalidation de l’idée de nation dans la rationalité du politique? Question qui ne relève peut-être plus seulement d’un problème conventionnel et théorique, mais qui touche au problème originaire posé à toute société: comment donner corps à la liberté collective dans une humanité à la fois une et multiple, perpétuellement vouée à l’alternative du Même et de l’Autre, d’une raison identitaire et d’un désir sans fin de différence?
1-Manent, Pierre, La raison des nations, Paris, Gallimard, 2006, p 44-45
2- L'IDEE DE NATION, Actes du colloque organisé à Dijon, les 13 et 14 novembre 1886, publiés par la Société bourguinonne de Philosophie et par le Centre de recherche sur l'Image, le Mythe et le Symbole de Dijon, avec le concours de l'Université de Bourgogne.
2. E. KANT, Critique de la Raison pure: Usage régulateur des Idées de la Raison. |