AccueilIndex Articles Questions vives Livres Réseaugraphie Collaborer Guide Écrivez-nous
Notre Francophonie
Acteurs
Culture et éducation
Économie et écologie
Géographie
Grandes questions
Langue
Politique internationale
Sciences et techniques
Société

La Lettre de L'Agora
Abonnez-vous gratuitement à notre bulletin électronique.
>>>
Questions vives
Réchauffement climatique et refroidissement linguistique
Le français, langue de l'environnement? Rien n'est moins sûr. Pour l'heure, il n'a toujours pas droit de cité au sein des instances onusiennes travaillant sur le réchauffement climatique, qui viennent de déposer le 2 février 2007 un important rapport d'un groupe d'experts international sur l'évolution du climat, en anglais exclusivement, au coeur même de la capitale française où siège la Francophonie.

Document associé
La Francophonie alibi
Dossier: Francophonie

Marc Chevrier
Professeur de science politique, UQAM

Première publication, 4 juillet 2012. Modifié le 29 août 2012.
Présentation
Censée trouver sa raison d'être dans la défense du français au sein même des États qui adhérent à ses objectifs, la Francophonie est devenue progressivement une institution confinée à l'incantation et à l'exhortation au respect de belles vertus sans engagement réel de la part des États qui les contractent. Cette évolution cautionne par ailleurs le désintérêt marqué des élites françaises pour leur langue nationale, pressées qu'elles sont, à l'université comme dans les forums internationaux et européens, d'afficher bruyamment leur compétence dans le globalais qu'est devenu l'anglais véhiculaire. En somme, parce que le français possède une organisation consacrée, les élites françaises, et même québécoises ou canadiennes, se croient dispensées d'une défense active du français chez elles ou à l'étranger.

Extrait
Au fond, la Francophonie serait devenue un forum résiduel de palabres et de formulations de vœux officiels où l’on devise encore en français, parce qu’ailleurs, on ne l’utilise plus. Ce serait une espèce d’amicale des amoureux d’une langue sans prise sur le cours du monde, rassemblés par la nostalgie ou le songe, où tout un chacun s’exhorte à la louange de belles vertus, telles la diversité, le pluralisme, le plurilinguisme, le dialogue entre les cultures, etc., sans trop savoir quelle suite auront toutes ces incantations, qui ne coûtent rien et n’obligent pas les gouvernements qui les font.

Texte

Au moment où se tient à Québec un premier forum mondial de la langue française, là où même en 2008 s’était déjà tenu un sommet de la Francophonie, il est utile, sinon impérieux, de réfléchir un peu sur l’avenir de cette organisation internationale et sur sa contribution réelle à la défense de la langue française. La Francophonie est une curieuse organisation, elle regroupe en théorie des États, environ 75 (gouvernements d’États fédérés inclus), dispersés principalement sur trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Seulement, en réalité, parmi les pays membres, il n’y en a qu’un seul où le français soit la langue maternelle majoritaire, la France. Ailleurs, le français est le fait de minorités nationales ou sert de langue de communication et de scolarisation en Afrique, souvent en concurrence avec des langues africaines ou une autre langue officielle véhiculaire comme l’anglais. Même comme langue véhiculaire, le français est parlé généralement par une minorité dans les pays africains dits « francophones ». Un grand nombre des pays membres de la Francophonie ou qui y ont acquis un statut d’observateur n’ont pas fait du français une langue officielle. Selon des calculs réalisés en 2008, pas plus de 11% des élites des pays de la Francophonie – autres que la France – auraient fait leur formation en français (1). Autrement dit, la Francophonie ressemble à un système solaire particulier : autour de son centre occupé par la France, seule nation majoritaire francophone et indépendante, gravitent des lambeaux, des traces, des traînées, des satellites de réalités francophones, essentiellement minoritaires. Mais contrairement au système solaire réel, dont l’astre exerce une attraction extraordinaire et déploie une énergie qui réchauffe tout le reste, le système solaire francophone semble dépendre d’un soleil refroidi, de plus en plus pareil à une naine blanche à l’irradiation fluctuante, environné sur des orbites changeantes d’incandescences périphériques.

Sur le plan historique, la Francophonie rassemble les anciennes possessions coloniales françaises, les restes de son empire perdu lors de la guerre Sept Ans, et celles qu’elle a conservées ou conquises par après, de même que quelques pays sensibles au prestige ancien de la langue et de la culture françaises. Gênées par l’idée de reconstituer un Commonwealth francophone avec leurs colonies africaines et asiatiques qui s’étaient émancipées de la tutelle française après 1945, les élites hexagonales ont vu d’un bon œil l’inclusion du Canada et du Québec qui revendiqua une participation distincte, qui leur donna un alibi pour faire passer la Francophonie pour un espace décolonisé et fédérateur, où l’Afrique n’aurait pas à craindre le retour de la superbe française. La volonté d’amadouer les ex-colonies françaises et d’inclure une puissance moyenne neutre est ainsi entrée pour beaucoup dans la création d’un espace international francophone, sous les bons auspices d’une France vite allégée de ses morceaux d’empire mais pas indifférente au désir de les rassembler encore sous un autre parapluie.

Quand on y pense, la Francophonie fournit aujourd’hui un alibi d’un autre type. Il était frappant de voir Abdou Diouf, quelques jours avant le Forum de Québec, dénoncer le manque d’intérêt flagrant de la France pour la Francophonie (2). Ce fut la dernière des priorités de la politique étrangère française sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui fit excuser son peu d’empressement à défendre le français dans les forums internationaux par le « don » à l’agence de la Francophonie d’un nouveau siège parisien (3). Sous cette présidence, jamais l’usage et le prestige de la langue française n’ont semblé autant régresser sur le territoire de l’Hexagone : outre l’enseignement obligatoire de l’anglais décrété dans les écoles de la République pour faire des Français de parfaits petits « fluently bilingual »(4), les universités et les grandes écoles françaises ont multiplié les formations et les colloques donnés en anglais uniquement, à la faveur notamment d’une réforme des universités – celle de Valérie Pécresse – les incitant à calquer le modèle universitaire anglo-saxon et à juger de leur valeur en référence à leur positionnement dans les palmarès mondiaux, axés sur les critères anglophones (5). C’est à se demander si la France ne prendra pas bientôt le chemin de l’Allemagne. Comme l’a observé Jürgen Trabant, professeur à l’université Jacobs de Brême, les agences de l’éducation nationale en Allemagne ont décidé, au nom de la compétitivité, d’encourager tous les établissements d’enseignement, du primaire jusqu’au supérieur, à fournir des enseignements en anglais, cet anglais global que Trabant nomme le « globalais ». Il écrit : « Tout lycée qui se respecte, en Allemagne, enseigne les sciences, l’économie et les sciences sociales – bizarrement l’histoire – en globalais. Dans les classes terminales, il ne reste pratiquement que la littérature (et la musique et l’art) qui soit encore enseignée dans la langue nationale. Les universités sont fières de leurs filières anglaises. »(6)  Dans les organisations internationales, et même dans les institutions européennes, les Français semblent se réjouir eux-mêmes de l’éviction du français comme langue de travail et des communications, à voir leur empressement à faire étalage de leur globalais sans le moindrement sourciller, comme des roturiers fiers de leur anoblissement. Les grands conseils de l’Union européenne peuvent bien afficher un bilinguisme de façade, personne n’est dupe de la langue réelle qui domine les échanges. En somme, le maintien parallèle de la Francophonie, à laquelle la France consacre des efforts secondaires et reconnaît un rôle de moins en moins stratégique dans sa politique étrangère et européenne, est une belle façon pour la France globalaise de faire pardonner ou oublier sa molle défense et illustration de sa langue nationale. Au fond, la Francophonie serait devenue un forum résiduel de palabres et de formulations de vœux officiels où l’on devise encore en français, parce qu’ailleurs, on ne l’utilise plus. Ce serait une espèce d’amicale des amoureux d’une langue sans prise sur le cours du monde, rassemblés par la nostalgie ou le songe, où tout un chacun s’exhorte à la louange de belles vertus, telles la diversité, le pluralisme, le plurilinguisme, le dialogue entre les cultures, etc., sans trop savoir quelle suite auront toutes ces incantations, qui ne coûtent rien et n’obligent pas les gouvernements qui les font. La Francophonie, par son existence même, donnerait alors une caution indirecte à la domination mondialisée de l’anglais, puisqu’elle fournit aux élites politiques et culturelles qui devraient en principe se soucier encore du rayonnement de la langue française un alibi pour la laisser tomber, sachant qu’elle a son organisation propre, quoiqu’impuissante, sans mission ou pouvoir équivalents aux grandes organisat i ons mondiales ou régionales. Les grand-messes intergouvernementales de la Francophonie des sommets procurent à ceux et celles qui croient à l’avenir du français dans le monde une passagère consolation, qui fait taire les chagrins et régale les médias de quelques succédanés d’une grandeur passée.

Il est difficile de voir si la présidence de François Hollande annonce quelque changement réel de cap à l’égard de la politique francophone de l’État français. La nomination de Yamina Benguigui comme ministre déléguée à la Francophonie ne fait que confirmer le fait que celle-ci, aux yeux de la France, ne mérite guère de figurer parmi les attributions d’un ministre d’État. L’incertitude qui a entouré la participation de François Hollande au prochain sommet de Kinshasa, même s’il existe de bonnes raisons pour la France de ne pas vouloir légitimer les atteintes aux libertés perpétrées par le gouvernement congolais en place, montre la fragilité et l’irrésolution persistantes de l’OIF. François Hollande a finalement levé cette incertitude dans son discours devant le corps diplomatique français du 27 août 2012 ; il profitera de sa participation au sommet de Kinshasa pour dévoiler la nouvelle politique africaine de la France. Ce discours annonce peut-être un changement de la politique  française à l'égard de la Francophonie qui contraste avec celle de la présidence américanophile de Nicolas Sarkozy.

Le rapport du Québec et du Canada à la Francophonie n’est pas plus édifiant. L’intérêt apparent que porte le gouvernement de Jean Charest à celle-ci dissimule mal en fait le piètre bilan que son gouvernement affiche en matière de défense de la langue française au Québec, qui ne cesse d’enregistrer des reculs dans l’affichage et les communications courantes, notamment à Montréal, sans compter le fait que ce gouvernement a maintenu le surfinancement des universités anglophones (7) et décrété la construction dans la métropole de deux coûteux superhôpitaux universitaires, un francophone et un anglophone, marquant le retour aux années où Montréal était partagée entre deux majorités linguistiques. Alors que la qualité même de l’enseignement du français dans les écoles québécoises laisse grandement à désirer, le gouvernement Charest s’est empressé, contre l’avis des pédagogues et linguistiques avisés, d’introduire l’enseignement intensif de l’anglais, par immersion, à la fin du cycle primaire (8). L’absence de zèle à défendre le français au Québec se double, à l’international, d’un zèle à le promouvoir en belles paroles, si possible aux côtés de chefs d’État et de gouvernement, ou de maires, comme Bertrand Delanoë, auprès desquels il fait bon poser pour la galerie.

Marc Chevrier

 

(1)   Denis Monière et Robert Laplante, « Où va la Francophonie en 2008 ? », L’Action nationale, volume XCVIII nos5-6, mai/juin 2008, p. 6.

(2)   « Abdou Diouf dénonce le désintérêt de la France pour la Francophonie », Le Monde, 30 juin 2012.

(3)   « La Francophonie reçoit un siège à Paris », Le Figaro, 5 mai 2010.

(4)   Christian Rioux, « La France veut des "élèves bilingues" », Le Devoir, 6 septembre 2008. Par ailleurs, de pressions énormes s’exercent aujourd’hui sur les travailleurs français pour qu’ils démontrent leurs habiletés en anglais dans leur entreprise. Voir « "Do you speak English ?" : une question embarrassante pour certains salariés », France Soir, 6 juin 2012, www.francesoir.fr. 

(5)   Sur cette obsession du classement des universités françaises dans les palmarès de l’anglosphère, voir Philippe Jacqué, « La France peut-être s’améliorer au classement de Shanghaï ? », Le Monde, 19 août 2011, voir lemonde-educ.blog-lemonde.fr, et « Regards sur l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne », fedeparis1.c0m/ ?q=node/29.  

(6)   Jürgen Trabant, « L’antinomie linguistique : quelques enjeux politiques », dans Michael Werner, Politiques et usages de la langue en Europe, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2007, p. 68. Pour une défense du français dans l'enseignement et la recherche dans les universités françaises, voir Pierre Frath, « L'enseignement et la recherche doivent continuer de se faire en français dans les universités francophones », 5 octobre 2011, http://www.aplv-languesmodernes.org/IMG/pdf/did27_pfrath_univ_frangl.pdf .

(7)   Voir l’étude de Louis Préfontaine, Apartheid universitaire, Saint-Zénon (Québec), Louise Courteau, éditrice, 2012.

(8)   Marc Allard, « L’opposition à l’anglais intensif s’amplifie », Le Soleil, 17 janvier 2012.


Source
Recherche
>

Genre de texte
Analyse
Secteur
Politique
Discipline
Politologie
Autres textes de cet auteur
Des Caraïbes européennes à la francophonie transaméricaine
Amérique, Amérique: Diversité culturelle, Francophonie nord-américaine
François Hollande et la Francophonie
France: Francophonie, Diplomatie: Place de la langue française, Afrique francophone, Enjeux: Francophonie et mondialisation
Le français se porte mal à l'ONU
Politique internationale, Relations internationales
Le bilinguisme concurrentiel du système universitaire québécois
Québec: Universités québécoises
La France est-elle finie?... Ou finira-t-elle en gros Québec?
France, Québec, Mitterrant, de Gaulle, Europe, États-Unis
Les nouvelles vaches sacrées des élites françaises
anglomanie, universités, enseignement supérieur, France
Bernard Kouchner n'est pas Chateaubriand ou la résignation de la diplomatie française
france, diplomatie, afrique, chateaubriand
Les français imaginaires (et le réel franglais)
anglicisme, québec, france, cinéma, médias
La fatigue linguistique de la France
Anglomanie, langue française, allemand, italien, espagnol, Europe, France, Enseignement du français: Europe, Union européenne
Autres documents associéw au dossier Francophonie
C'est l'heure d'affirmer la fraternité française
Jean-Marc Léger
Il me paraît essentiel d’intégrer au nationalisme canadien-français cette notion de la plus grande France ou, si l’on veut, de la communauté spirituelle française. Car, au-delà de la conjoncture propre à chacun des groupes français, au-delà des conditions particulières selon lesquelles se poursuit le destin de chacun d’eux, il subsiste, patrimoine commun à tous, le fait de la civilisation française et de tout ce qu’elle implique, le fait de la présence française au ...
Conditions pour le salut et l'épanouissement de la Francophonie
Jean-Marc Léger
La salut et l’épanouissement de la Francophonie supposent que soient enfin réunies (et il est «passé moins cinq»
"De langue française" ou "francophone" ?
Jean-Marc Léger
Il a peut-être été imprudent de consacrer officiellement l'usage de vocables à ce point porteurs d'équivoques, sortes de vastes auberges espagnoles où chacun trouve ce qu'il y apporte. De toute façon, «francophone»
Entre l'abus et l'ambiguïté
Jean-Marc Léger
«Alors que «francophone » fait référence à la pratique usuelle de la langue française et que «français» évoque l'origine, l'identité, l'histoire, leur confusion constitue un déni de notre qualité de pays de langue française.»
Francophonie nord-américaine et conjoncture institutionnelle - L'exemple acadien
Michel Brûlé
La percée des Acadiens dans l’espace francophone illustre bien le rapport dialectique qui s’est établi entre le non-gouvernemental, le gouvernemental et l’intergouvernemental.
La Francophonie alibi
Marc Chevrier
Agence universitaire de la francophonie, France: Francophonie, Gouvernement du Québec (), Congo (République démocratique du), Anglicisation, Anglomanie: France, Science: France
La Francophonie, de Charles de Gaulle à Paul Desmarais
Jacques Dufresne
France Québec, politique, économie, pouvoir, puissance
La Francophonie, une union géoculturelle en formation
Anne Legaré
francophonie, France, Québec
La francophonie: un messianisme?
Jacques Dufresne
Millénarisme, esprit, Nietzsche, langue française, catholicisme, laïcité, France
Qu'est-ce qui distingue ce messianisme du millénarisme américain?
Les deux francophonies, ce qui les divise, ce qui peut les unir
Marc Chevrier
Culture d'expressions
Comment unir ce que la géographie et l'histoire séparent, la France d'un côté de l'autre l'ensemble des autres pays francophones?
Les quatre idées forces de la francophonie
Clément Duhaime
Développement durable, langue française, Cloac, TV5, SODEC, diversité culturelle
Extrait du Discours prononcé au déjeuner-causerie du Conseil des relations internationales de Montréal le 11 octobre 2006 sous le titre de: La francophonie:enjeux et priorités.
Le Rwanda anglais, monsieur K et le complexe de Voltaire
Jacques Dufresne
Paul Kagame, Bernard Kouchner, Jean-Claude Guillebaud, anglomanie, États-Unis, France
L'Union culturelle française, pionnière
Jean-Marc Léger
Avant la progressive mise en place, à partir des années soixante, d'une francophonie politique, gouvernementale, ce sont des associations non gouvernementales qui portèrent le flambeau de la coopération entre pays de langue française. Jean-Marc Léger nous présente ici une initiative qui eut un certain retentissement dans les années ...
Tout est possible
Charles Durand
Volonté, courage, hébreu
La renaissance de langues mortes comme l'étaient l'hébreu en Israël, le grec dans la Grèce longtemps dominée par les Turcs, le norvégien après des siècles de domination danoise, nous rappellent que tout est possible dans le domaine de la langue.