En souvenir des arpents de neige du Canada, j'appelle complexe de Voltaire un préjugé si favorable aux intérêts anglo-saxons qu'on en vient à accuser d'étroitesse d'esprit, de sectarisme, de fanatisme, de racisme, voire d'antisémitisme ceux qui cherchent et disent la vérité sur la façon dont ces anglo-saxons assurent leur puissance dans le monde. Les attaques dont sont l'objet Pierre Péan en France et Robin Philpot au Québec, pour avoir l'un et l'autre mis les anglo-saxons au banc des accusés dans les événements tragiques du Rwanda , illustrent bien le complexe de Voltaire.
Qu'il faille être de la plus grande vigilance à l'endroit des discours et des actions pouvant conduire à la haine raciale, nul n'en disconviendra. Mais faut-il pousser le respect du plus fort jusqu'à devenir dupes de la propagande d'une grande puissance dont les intérêts sont étroitement associés à une langue et une culture ?
Je viens de lire un ouvrage monumental, écrit par Gerard Colby et Charlotte Dennett, deux excellents journalistes américains qui y ont travaillé plus de vingt ans: Il s'intitule Thy Will Be Done: Nelson Rockefeller, Evangelism, and the Conquest of the Amazon in the Age of Oil. J'aurais beau citer, en multipliant les guillemets – pour qu'on soit sûr que je n'invente rien – les passages de ce livre qui relatent des génocides de peuples de l'Amazonie, on m'accuserait néanmoins d'anti-américanisme primaire dans les cercles où l'ouverture d'esprit tient lieu d'intelligence. Si le même livre avait été écrit par des journalistes brésiliens ou vénézuéliens, je ne l'aurais peut-être même pas lu, tant j'aurais été à l'avance prévenu contre les préjugés revanchards de ses auteurs.
«L'esclavage avilit l'homme au point de s'en faire aimer.» Paraphrasant ce mot d'Auguste Comte, on pourrait dire que la puissance séduit ses victimes au point de les rendre complices de ce qui les affaiblit, souvent en les avilissant. Bernard Kouchner a accusé Pierre Péan d'antisémitisme parce qu'il a critiqué le cosmopolitisme anglo-saxon. Il a déplacé sur son identité de Juif une critique qui s’adressait à l’homme politique. Il est regrettable qu'on ait fait un usage haineux du mot cosmopolisitme à un moment sombre de l'histoire de France. Faut-il pour autant renoncer à un concept qui non seulement est nécessaire à la compréhension du monde actuel, mais aide à comprendre le passé et notamment la destruction de Jérusalem par les Romains ?
Au fur et à mesure que l'empire romain s'est étendu, l'attachement des Méditerranéens, des Grecs en particulier à leur cité, est apparu comme un signe d'étroitesse d'esprit, de frileux repliement sur soi. Il fallait être désormais citoyen du monde, ce que signifiait littéralement le mot cosmopolite. D'où l'attachement des Romains à la philosophie apparue en Grèce au moment du déclin des cités: le stoïcisme. Cette philosophie mettait l'accent sur le lien de l'homme avec l'univers plutôt que sur son lien avec la cité. Elle n'était pas sans grandeur, mais il n'en reste pas moins que les philosophies nées dans une cité, et j'oserai dire d'une cité, celle de Platon et d'Aristote, avaient atteint un plus haut degré d'universalité.
Les empires ont intérêt à être cosmopolites et donc à placer le mépris de l'enracinement, dans une nation, une cité ou une culture, au centre de leur propagande. La grande habileté dans ce cas consiste à transformer les victimes de la puissance impériale en porteurs du message qui les assujettit. La suprême habileté consiste à leur faire payer les outils qui serviront à les soumettre à l'empire. Pour ma part, je n'achète jamais un ordinateur sans me rappeler que ce produit a été développé et lancé sous la supervision du Pentagone et sans oublier que même si je m'en sers pour faire preuve d'esprit critique à l'égard de l'empire américain, je contribue à renforcer un réseau sur lequel il conserve la haute main. Un réseau qui, par sa nature même est d'être mondial, fait passer l'attachement à sa nation ou à sa cité au second plan. Le réseau Internet est apparu à un moment de l'histoire où il était devenu nécessaire. On peut être reconnaissant à l'endroit de ceux qui l'ont créé, mais faut-il pour autant faire la promotion de la langue anglaise et sacrifier les nations sur l'autel de l'individualisme à l'américaine et du cosmopolitisme ? Aucun intermédiaire entre l'individu et l'État central, tel est le rêve de tout impérialiste.
Robin Philpot dénonce avec courage les mensonges dont ce rêve est l'occasion. À l'Agora, nous avons été informés de la situation au Rwanda, au milieu de la décennie 1990, par deux excellents amis qui travaillaient dans ce pays depuis une dizaine d'années. Ils y étaient entrés comme coopérants et par la suite on leur avait confié des responsabilités importantes. Ils avaient autant d'amis parmi les Tutsis que parmi les Hutus et aucun parti pris pour les uns ou les autres ne faussait leur jugement. Ils nous ont en outre mis en contact avec des personnes encore mieux informées qu'eux. Cela nous a permis de publier dans le magazine L'Agora – qui a été remplacé par La lettre de l'Agora –, un article éclairé sur la question. Nous avions compris que si les crimes commis par les Hutus contre les Tutsis de l'intérieur étaient incontestables, la responsabilité des Tutsis réfugiés en Ouganda et armés par les puissances anglo-saxonnes était tout aussi indiscutable. On peut encore lire ces articles sur notre site. Il était déjà clair à nos yeux que tout cela aboutirait au passage du Rwanda du français à l'anglais.
Ces choses se passaient au moment du référendum québécois de 1995. Le Québec avait d'autre part des liens très amicaux avec le Rwanda où la majorité hutu avait, 30 ans plus tôt, à l'occasion de l'accès du pays à l'indépendance, délogé les Tutsis d'un pouvoir qu'ils détenaient depuis des siècles. Au Québec, la majorité sortait de la sujétion dans des conditions analogues. Le Canada anglais avait donc tout intérêt à accréditer la thèse qui faisait porter le blâme sur les seuls Hutus. Ce qu'il fit.
En 2007, Robin Philpot fut candidat du parti québécois (un parti souverainiste) dans un comté de l'Ile de Montréal. Divers médias intolérants à l'endroit du mouvement souverainiste, dont les journaux du groupe Gesca, propriété de Power Corporation et donc de la famille Desmarais, orchestrèrent contre lui une campagne de salissage. Quel était donc son crime? Avoir nié l'existence d'un génocide au Rwanda. C'était faux. Il avait seulement tenté de faire prévaloir la vérité contre la version officielle. Comme nous l'avions fait dans notre magazine. Quand ces événements se sont produits, c'est là où je voulais en venir, nous n'avons même pas songé à nous porter à la défense de Robin Philpot alors que nous étions les mieux placés pour le faire. Nous avions des excuses, on a toujours des excuses dans de telles situations. Il n'empêche que nous avions été touchés par l'opération de salissage. Quelque chose en nous donnait raison aux médias qui attaquaient à la fois Robin Philpot et le parti québécois. Pire encore, nous trouvions normal qu'on fasse d'une critique de la version officielle des faits l'équivalent d'une négation de l'holocauste. En d'autres termes, nous avions intériorisé la version officielle et nous devenions ses propagateurs par notre silence. Robin Philpot nous a appris que plusieurs membres de son parti avaient eu la même réaction que nous. Cela m'a permis de mieux comprendre encore, aussi bien l'importance d'une presse vraiment libre, que la nécessité d'introduire dans les écoles des cours sur la manipulation de l'opinion. Un seul livre comme celui de Colby et Dennett suffirait à établir un tel cours sur des bases solides.
Le dernier Sommet de la Francophonie eut lieu à Québec en octobre 2008. Juste avant cet événement, le président Paul Kagamé du Rwanda annonça que son pays passait à l'anglais. Avez-vous entendu le président français Nicolas Sarkozy faire état du fait que ce passage à l'anglais ne s'expliquait pas uniquement par cette ouverture au monde si importante à ses yeux ? Il s'est plutôt attaqué aux nationalistes et aux souverainistes québécois - ils sont indissociables dans ce cas - qui ont été le fer de lance du Québec dans sa lutte pour la promotion de la langue et de la culture française des quarante dernières années. Il a récidivé le 2 février au moment où il humiliait le Québec en décernant à son Premier ministre une décoration, celle de commandeur de la Légion d'honneur, de deux degrés inférieure à celle qu'il avait accordée à l'homme d'affaires québécois Paul Desmarais. 1
Deux jours plus tard, paraissait en France Le monde selon K, de Pierre Péan, un livre consacré au ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner, où il est question du Rwanda et de l'amitié de monsieur K pour le président Kagamé. Au Québec, paraissait au même moment, dans la revue Action nationale, un article de Robin Philpot intitulé « Le Rwanda passe à l'anglais ». Nous remercions la revue et l'auteur de nous avoir accordé l'autorisation de reproduire cet article.
Notes
1- Le lendemain matin, sur les ondes de la radio de Radio Canada, on a pu entendre l'opinion de l'écrivain et journaliste Jean-Claude Guillebaud sur les déclarations de son président.
Par l'un des heureux hasards de la vie des médias, Jean-Claude Guillebaud se trouvait dans les locaux de Radio Canada au moment du débat sur la légion d'honneur. L'animatrice a eu l'heureuse idée de lui demander son opinion. Un courant d'air frais et libre a traversé le studio. Encore rempli pour la France d'un respect que ne mérite pas son président, les deux interlocuteurs Christian Rioux du journal le Devoir de Montréal et Gilbert Lavoie du journal le Soleil de Québec avaient critiqué le président Sarkozy avec modération. Quand Jean-Claude Guillebaud a sauté dans l'arène, ce fut pour dire: « Je suis furieux. C'est une déclaration de voyou, une provocation inepte, idiote, ridicule; en tant que Français, je suis consterné et pourtant je n'ai pas l'habitude de critiquer mon pays quand je suis à l'étranger. En outre ce président est totalement inculte; il ne lit pas de livres; pour nous Français, c'est humiliant. » À ce moment précis, l'animatrice a lu un courriel d'un auditeur qui se demandait pourquoi le Premier ministre du Québec n'avait pas refusé la décoration que lui offrait Nicolas Sarkozy. «Il aurait dû le faire, absolument », répliqua Jean-Claude Guillebaud.
Voici comment Christian Rioux avait rapporté les propos Nicolas Sarkozy dans le journal Le Devoir de Montréal:
« La non-ingérence et non-indifférence, a-t-il lancé, qui a été la règle pendant des années, honnêtement, c'est pas trop mon truc! » Selon lui, il faut rejeter sans hésitation cette formule inventée par l'ancien ministre Alain Peyrefitte qui avait pourtant permis à la France de rétablir les ponts avec Ottawa après le «Vive le Québec libre» du général de Gaulle.
Le président dit même voir dans cette politique une forme de haine de l'autre. «Cet attachement à notre culture, à notre langue, à nos liens, pourquoi devrait-il se définir comme une opposition à qui que ce soit d'autre?»
Le président a répété presque mot pour mot ses déclarations qui avaient semé l'émoi à la citadelle de Québec cet été et avaient été interprétées comme une prise de position ferme en faveur de l'unité canadienne. «Croyez-vous, mes amis, que le monde, dans la crise sans précédent qu'il traverse, a besoin de division, a besoin de détestation? Est-ce que pour prouver qu'on aime les autres, on a besoin de détester leurs voisins? Quelle étrange idée!»
Évoquant ses déclarations de cet été, Nicolas Sarkozy dit avoir été compris du plus grand nombre. Désignant de façon à peine voilée les souverainistes, il utilise pour la première fois des mots très durs à leur égard, parlant de férocité et d'«enfermement sur soi-même».
«Ceux qui ne comprennent pas cela, dit-il, je ne crois pas qu'ils nous aiment plus, je crois qu'ils n'ont pas compris que, dans l'essence de la Francophonie, dans les valeurs universelles que nous portons au Québec comme en France, il y a le refus du sectarisme, le refus de la division, le refus de l'enfermement sur soi-même, le refus de cette obligation de définir son identité par opposition féroce à l'autre.»
Source Le Devoir, Montréal, 3 février 2009. |