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Questions vives
Europe: une langue commune ne fait pas une communauté
Parlerions-nous tous anglais demain, nous n'aurions pas fait un pas vers l'unité. Les porte-parole israéliens et palestiniens comme les diplomates indiens et pakistanais parlent, il me semble, un anglais très convenable. L'instrument d'une langue commune ne produit pas par lui-même la communication.

Document associé
Le français, langue universelle au XVIIIe siècle

Paul Hazard
Extrait
Non seulement à l’italien, à l’espagnol, mais au latin, qui formait un des liens de la communauté européenne, le français se substitue. « Tout le monde veut savoir parler français; on regarde cela comme une preuve de bonne éducation; on s’étonne de l’entêtement qu’on a pour cette langue et cependant on n’en revient point; il y a telle ville où, pour une école latine, on en peut bien compter dix ou douze de françaises; on traduit partout les ouvrages des Anciens, et les savants commencent à craindre que le latin ne soit chassé de son ancienne possession ... »

Texte
Tandis que les anciennes rivales semblent épuisées, la France produit le miracle d’une profusion continue de chefs-d’œuvre et non pas de ceux qu’un pays consacre tels, pour se consoler; mais de chefs-d’œuvre adoptés par l’univers. Après les Descartes, les Corneille, paraissent les Molière, les Racine, les La Fontaine, les Bossuet; et cette génération-là n’est pas tout à fait passée, que les Massillon, les Regnard, les Lesage viennent la soutenir. Cette production dure trois quarts de siècle. En même temps qu’on réimprime les tragédies, les comédies, les fables, les sermons d’auteurs vite devenus classiques, d’autres livres se publient, qui s’ajoutent à la masse pour augmenter sa puissance et accélérer son mouvement : comment un tel apport ne couvrirait-il pas l’Europe ? Ainsi la tradition de la suprématie se prolonge et s’affirme de jour en jour. Qu’on suppute la force de propagation des plus grands auteurs ; qu’on ajoute la foule de ceux qui suivaient ces illustres ; qu’on ajoute encore ceux du troisième et du quatrième ordre, menue monnaie dont nous avons oublié l’effigie, mais qui se répandait et circulait partout, les Bouhours, les Rapin, les Fleury, et tant d’autres : alors nous pourrons imaginer l’étendue, la profondeur, et la multiplicité de notre action (1).

Tant et tant que pour l’aristocratie intellectuelle de l’Europe, les traductions ne sont même plus nécessaires, et que le français tend à devenir la langue universelle. C’est ce que dit Guy Miège, Genevois établi à Londres, qui publie un dictionnaire français-anglais et anglais-français parce que « la langue française est dans un certain sens en train de devenir universelle »; c’est ce que dit Gregorio Leti, qui, à Amsterdam, traduit en français sa Vie de Cromwell : en français, « parce que la langue française est devenue, en ce siècle, la plus généralement connue par toute l’Europe : soit que la grandeur de la France l’ait rendue plus florissante, comme on vit autrefois que la puissance des Romains répandit leur langage par tout l’univers ; soit que la langue française, cultivée comme elle l’est, ait des beautés particulières, dans la netteté sans affectation que l’on y remarque ». Mais de tous les témoignages qu’il serait facile d’accumuler ici, aucun sans doute n’est plus significatif que celui de Bayle : « La langue française est désormais le point de communication de tous les peuples de l’Europe, et une langue que l’on pourrait appeler transcendantelle, par la même raison qui oblige les philosophes à donner ce titre aux natures qui se répandent et se promènent dans toutes les catégories (2). »

Les livres, le langage, les mœurs aussi, et l’appareil de la vie. Dans la salle d’études de ce château qui veut imiter Versailles, appliqué à diriger l’éducation du jeune seigneur, vous trouverez un précepteur français. Les habits, les robes, les perruques, sont à la française. A qui demanderait-on des leçons de danse, sinon aux maîtres des élégances, au French dancing master qui dispute la place aux Italiens ? Descendez jusqu’aux cuisines ; vous y trouverez chefs et maîtres queux qui accommodent les plats à la française, sommeliers qui débouchent des flacons de vins français. « On dirait qu’aujourd’hui, on ne peut plus faire un dîner, un souper de quelque qualité sans des vins qui viennent de l’étranger, qu’on apporte dans des fiasques de verre épais, que nous nommons bouteilles, pour appeler du mot français même le récipient... » — « Et nous, braves Italiens, singes ridicules, dit Muratori, nous nous hâtons de copier les métamorphoses françaises, et toutes les modes françaises, comme si elles venaient de la cour suprême de Jupiter (3). » — « Si nos ancêtres revenaient en ce monde, dit l’Allemand Thomasius, dans son Discours sur l’imitation des Français (1687), ils ne nous reconnaîtraient plus : nous sommes des dégénérés, des bâtards. Aujourd’hui, tout doit être français chez nous : français les habits, les plats, le langage, françaises les mœurs, français les vices (4) ... »

Non seulement à l’italien, à l’espagnol, mais au latin, qui formait un des liens de la communauté européenne, le français se substitue. « Tout le monde veut savoir parler français; on regarde cela comme une preuve de bonne éducation; on s’étonne de l’entêtement qu’on a pour cette langue et cependant on n’en revient point; il y a telle ville où, pour une école latine, on en peut bien compter dix ou douze de françaises; on traduit partout les ouvrages des Anciens, et les savants commencent à craindre que le latin ne soit chassé de son ancienne possession (5) ... » A toutes les causes qu’on a données de cet avènement, et qui sont toutes vraies : valeur intrinsèque de la langue, qualité de la pensée, soins jaloux d’un peuple qui considère les questions de grammaire et de vocabulaire comme capitales, et qui, seul au monde, possède une institution d’État pour veiller sur l’usage des mots, l’Académie ; à toutes ces raisons, profondes, subtiles, et justement analysées, ajoutons la demande même d’une Europe en voie de renouvellement. Le latin sent la scolastique, la théologie ; il a comme une odeur de passé ; il cesse peu à peu d’appartenir à la vie. Excellent instrument d’éducation, il ne suffit plus quand on sort des classes. Le français apparaît comme une nouvelle jeunesse de la civilisation : il modernise les qualités latines. Il est clair, il est solide, il est sûr : et il est vivant. La science, qui cherche à expliquer le monde autrement que par les causes efficientes, veut une autre expression que celle qui a contenté le Moyen Age. De même, si, en 1714, aux traités de Rastadt, le français devient la langue de la diplomatie, c’est que les diplomates ne se contentent plus, en 1714, de ce qui suffisait à la chancellerie du Saint Empire romain germanique. Même cet air de désinvolture et de légèreté qu’on reproche aux Français, leur sert : ils sont comme dégagés d’un passé trop lourd. Les moralistes étrangers critiquent leurs manières, leur coquetterie, leur mondanité : ils ont beau dire, les Français sont à la mode. Ce gallicisme s’implante en Italie à la fin du XVIIe siècle en même temps qu’on expose aux vitrines des magasins des poupées vêtues à la mode de Paris, à la dernière mode du jour. Les Anglais ne l’emploient pas moins ; les dames arrangent leurs cheveux as the mode is ; les librairies recommandent The à la mode secretary ; Thomas Brown, dans The Stage-Beaux tossed in a Blanket, raille l’Hypocrisie à la mode ; Farquhar, dans The Constant Couple, oppose « the A la mode Londres » à « the A la mode France » ; Steele met au théâtre The funeral, or Grief à la mode ; et Addison nous donne dans le prologue qu’il écrit pour cette comédie, le secret de cet engouement :
Our author...
Two ladies errant has exposed to view :
The first a damsel, travelled in romance ;
The other more refined : she comes from France (6) ...

C’est le cas particulier d’un mouvement général; c’est une offre qui répond à une demande : et ainsi s’explique que la France domine, non par quelque rigueur, car la force serait impuissante à fonder un royaume durable dans le domaine de l’esprit; mais par un consentement universel. Partout : en Espagne, et même dans les colonies espagnoles, jusqu’à Lima, où l’on joue en 1710 une adaptation de Rodogune et un décalque des Femmes Savantes; en Hollande, où le génie local cherche en vain à se défendre par l’œuvre d’Antonides Van der Goes; en Pologne, où nous voyons l’influence italienne diminuer, et grandir l’influence française; partout, notre langue résonne, nos œuvres sont représentées ou sont lues, notre esprit met sa marque sur les esprits.

Notes
(1) Nous verrons plus loin, Cinquième Partie, chap. II, les restrictions qu’il convient d’apporter, suivant les divers pays, aux effets de cette influence.
(2) Nouvelles de la République des Lettres, nov. 1685, art. 5...
(3) D’après Giulio Natali, Il Settecento, Milano, 1929, pp. 68 et sv.
(4) Christian Thomasius, Von Nachahmung der Franzosen. Nach den Ausgaben von 1687 und 1701. Stuttgart, 1894.
(5) Nouvelles de la République des Lettres, août 1684, article 7.
(6) « Notre auteur... / a mis en scène deux dames errantes ; / la première est une demoiselle, qui a voyagé en imagination ; / la seconde plus raffinée : elle vient de France... »

Source
Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, 1680-1715. Première édition : Paris, Boivin et Cie, 1935.
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