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Un humanisme à définir |
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Jacques Dufresne |
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Texte |
Voir aussi le dossier Humanisme de notre encyclopédie générale.
Il est un peu gênant de trouver des mots comme humanisme au centre du discours sur une langue dont on vante d’autre part la clarté. Employé sans être explicité, comme c’est généralement le cas, ce mot porte à confusion, comme on le constate dans cette déclaration d’un ancien dignitaire français: «La francophonie est un humanisme effectif, son axe est l’entr'aide nord-sud. Et c’est ici que nous retrouvons l’idée de progrès…»1 De quel humanisme s'agit-il? De quel progrès?
Dans sa définition de la francophonie, «cet humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races qui se réveillent à leur chaleur complémentaire»,Senghor est certes plus précis, mais il emploie l’expression «humanisme intégral», qui, bien qu'elle renvoie à une conception claire, accroît la confusion générale plutôt que de la dissiper. La plupart de ceux qui emploient le mot humanisme à propos de la francophonie lui donnent en effet un autre sens.
En utilisant l’expression humanisme intégral, Senghor rattache la francophonie à un humanisme chrétien aux contours bien dessinés, celui de Jacques Maritain, le philosophe catholique qui, au cours de la première moitié du XXe siècle, a réhabilité la tradition aristotélicienne et thomiste et contribué à la conversion de nombreux intellectuels au catholicisme. Il a publié en 1936 un ouvrage majeur, L’humanisme intégral.
Maritain distingue un humanisme où tout gravite autour de Dieu, d’un autre où tout gravite autour de l’homme. Pour désigner l’un et l’autre, il utilise le plus souvent les adjectifs théocentrique et anthropocentrique. Ébauché au Moyen Âge, l’humanisme théocentrique s’accomplit à la Renaissance, pour se transformer, à partir de cette période, et en partie à cause d’elle, en un humanisme anthropocentrique.
À peine toutefois l’homme est-il devenu le centre du monde, la mesure de toutes choses, qu’il semble n’avoir rien de plus urgent à faire que de se départir de sa souveraineté, à peine s’est-il séparé de Dieu qu’il renonce à lui-même, en se réduisant à sa composante d’animal, sous l’influence de Darwin, à sa composante d’inconscience sous l’influence de Freud «qui a fait descendre le centre de gravité de l’être humain si bas qu’il n’y a plus, à proprement parler, de personnalité pour nous, mais seulement le mouvement fatal des larves polymorphes du monde souterrain.»2
Au moment où Maritain réfléchissait à ces questions, l’Europe, menacée par l’humanisme nazi et l’humanisme communiste, deux formes d’humanisme anthropocentrique, offrait de saisissantes preuves du peu de cas que l’on peut faire de la personne humaine quand l’homme devient le centre de tout.
Vers la même époque, Simone Weil, qui était aux antipodes du grand penseur aristotélicien sur le plan philosophique, faisait de l’humanisme anthropocentrique une critique encore plus radicale.
Dans Mein Kampf, Hitler soutient que dans un univers entièrement dominé par la force, l’homme ne saurait relever de lois spéciales qui rendraient possible le règne de la justice: «L’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature…Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales.»3
Et voici le commentaire de Simone Weil:
«Hitler a très bien vu l’absurdité de la conception du XVIIIe siècle encore en faveur aujourd’hui, et qui d’ailleurs a sa racine dans Descartes. Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leur relations mutuelles. C’est une absurdité criante. Il n’est pas concevable que tout dans l’univers soit soumis à l’empire de la force et que l’homme y soit soustrait, alors qu’il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. Il n’y a qu’un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi.
Dans le premier cas, on se met en opposition radicale avec la science moderne telle qu’elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs autres, poursuivie notamment par Newton, au XIXe, au XXe siècle. Dans le second on se met en opposition radicale avec l’humanisme qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui sous une forme considérablement dégradée a servi d’inspiration à la IIIe République.»4
Maritain lui-même est visé par cette critique dans la mesure où son humanisme, si chrétien qu’il ait été, se satisfait de la conception moderne de l’univers, de la science et du progrès . «Le catholicisme, a-t-il écrit, est certes antimoderne par son immuable attachement à la tradition, mais ultra moderne par sa hardiesse à s’adapter aux conditions nouvelles surgissant dans la vie du monde.»5
L’humanisme intégral de Senghor a au moins le mérite d’être une idée claire, plus claire en tout cas que toute conception de l’humanisme où il n’est pas précisé s’il s’agit d’un humanisme théocentrique ou d’un humanisme anthropocentrique.
Senghor fait toutefois figure de penseur solitaire. Le courant dominant va dans l’autre sens. Le mot humanisme, tel qu’il est généralement utilisé pour caractériser la francophonie, désigne un humanisme neutre dont les tenants sont avant tout soucieux d’éviter de marquer leur appartenance à l’humanisme théocentrique ou à l’humanisme anthropocentrique.
L’humaniste en ce sens est celui qui tend à rendre l’homme plus vraiment humain; dans le contexte de la mondialisation c’est celui qui s’élève au-dessus des intérêts économiques, politiques et militaires pour défendre des valeurs telles que la solidarité, la dignité, la culture, la paix.
« La Francophonie, écrit Michel Guillou, promeut des valeurs de liberté, d’humanisme, de droits de l’homme, de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de démocratie, d’égalité, de dignité des hommes et des femmes, des cultures en dialogue, dans la solidarité communautaire pour le développement.
Elle veut, dans la mondialisation, montrer à l’humanité une autre voie, hors du "tout ayatollah" (de toutes religions !...), du "tout coca-cola", comme du "tout colonial". Une voie plus conforme à l’humanisme que le "choc des civilisations", que trop de gens en Amérique, en Orient… présentent comme inévitable, voire souhaitable.»7
Ce sont des déclarations de ce genre qui illustrent le mieux la conception de l’humanisme qui a cours dans la francophonie. Cette conception, qui rapproche l’humanisme de l’humanitarisme, prête hélas! flanc à la critique de bien des façons. Qui ne souhaite pas que les êtres humains se montrent capables d’une solidarité qui favoriserait la paix en réduisant l’écart entre pays riches et pays pauvres et assurerait le développement durable par un partage plus équitable des responsabilités écologiques. On n’a encore rien fait quand on s’est limité à projeter un tel idéal dans l’avenir et à le proposer aux gens. L’essentiel est de leur indiquer les nourritures dont ils tireront l’énergie qui leur permettra d’avancer réellement dans la direction proposée.
Il faut voir comment à la moindre vague de chaleur les citoyens les plus solidaires de leurs semblables s’empressent d’installer un climatiseur dans leur maison, alors qu’ils connaissent parfaitement les causes du réchauffement climatique. Leur bien-être immédiatement est tout simplement un mobile plus fort que la solidarité avec les plus pauvres de la planète.
D’où cette remarque de Simone Weil : «Vouloir conduire des créatures humaines – autrui ou soi-même – vers le bien en indiquant seulement la direction à suivre, sans avoir veillé à assurer la présence de mobiles correspondants, c’est comme si l’on voulait, en appuyant sur l’accélérateur, faire avancer une voiture vide d’essence.»
La question de l’humanisme, comme celle de tous les idéaux, débouche inévitablement sur celle de l’inspiration. Comment insuffler une inspiration à un groupe humain? Platon s’était posé cette question à propos des cités grecques. Sa réponse se trouve dans un dialogue intitulé la République. Simone Weil a fait le même exercice à propos de la France d’après guerre. Ses réflexions se trouvent dans un livre, l’Enracinement, qu’elle a écrit Londres, juste avant sa mort en 1943 et dont Albert Camus a dit : «Il me paraît impossible d’imaginer une renaissance de l’Europe qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies.»
Le défi à relever est encore plus difficile lorsqu’il faut insuffler une inspiration non pas seulement à une cité ou à un peuple, mais à un ensemble de pays et de petites collectivités répartis sur les cinq continents, n’ayant en commun que la langue française et étant divisés par tout le reste : l’argent, le rapport au monde, la culture, la religion.
Le dialogue, que tous souhaitent, indique la voie à suivre. Encore faudra-t-il lui donner une base rigoureuse si l’on souhaite vraiment qu’il débouche sur une inspiration à la fois commune et opérante. Simone Weil est l’un des auteurs qui pourrait servir de guide dans ce dialogue. Dans l’Enracinement, elle propose de substituer une liste des obligations envers l’être humain aux chartes de droits, qui sont inopérantes parce qu’elles ne font qu’indiquer la voie à suivre sans fournir les mobiles correspondants. Elle s’est intéressée aux religions orientales, elle a fait la critique du colonialisme, elle a compris que la culture peut s’avérer compatible avec les pires totalitarismes, le nazisme ou le communisme soviétique. Elle a aussi écrit de très belles pages sur la façon sont chrétiens, juifs et musulmans étaient parvenus à harmoniser leurs vues à l’intérieur de la civilisation accitanienne.
Le dialogue souhaité, Ivan Illich l’a lui-même pratiqué dans un contexte plus large que la francophonie mais avec une inspiration identique à celle dont la francophonie a besoin. Certains de ses amis l’appelaient le Socrate du village global. Il a consacré la plus grande partie de sa vie à réunir des gens de tous les continents, toujours avec l’espoir qu’une inspiration commune s’en dégage et sans jamais manquer de rappeler aux Occidentaux que leur conception de la technique et du développement était la cause de bien des maux, aussi bien chez eux que dans les pays demeurés fidèles à leur tradition. Sa conception de l’homme, centrée sur une autonomie qui le rende indépendant des experts et l’incite à se joindre à une communauté et à s’enraciner dans une tradition, pourrait bien devenir une composante de cet humanisme qu'il nous faut définir avec plus de précision.
Il a, aux yeux de nombreux francophones occidentaux, le défaut d’être un chrétien, un chrétien dissident certes, mais néanmoins authentique. Mais être chrétien comme Illich le fut, est-ce un défaut, aux yeux des Africains dont il a célébré la convivialité, qu’il a admirés pour leur aptitude à apprendre par eux-mêmes de nombreuses langues étrangères, ou pour les Musulmans qui rejettent le matérialisme des Occidentaux? Le dernier livre d’Illich, publié après sa mort a pour titre La perte des sens, mal dont les Occidentaux souffrent plus que la majorité des autres humains, que les Africains en particulier. Ce mal a d’ailleurs avec les langues un rapport qu’il importe de souligner. «Des douzaines de mots recouvrant les nuances de la perception sont tombés en désuétude. En ce qui concerne les fonctions du nez, il s’est trouvé quelqu’un pour en dénombrer les victimes : sur les cent cinquante-huit mots indiquant les variations de l’odeur employés par les contemporains de Dürer, trente-deux seulement sont encore utilisés. De même, le régistre linguistique pour le toucher s’est rétréci. Le vocabulaire de la vue ne se porte guère mieux.»8
S’il n’existe pas d’études comparatives entre les langues africaines et le français sur une telle question, l’heure est venue de les entreprendre. Ce serait une autre excellente façon de promouvoir le dialogue entre les cultures.
Illich compte plusieurs amis parmi les membres de l’Institut interculturel de Montréal, lequel pourrait servir de modèle à des groupes semblables à l’intérieur de la francophonie. Fondé en 1963 par le Québécois Jacques Langlais, il est dirigé depuis des décennies par un Québécois, Robert Vachon, assisté d'une Indienne, Kalpana Das et d’un Québécois d’origine Catalane, Augusti Nicolau. On y organise des séminaires, on y publie la revue Interculture. Le philosophe catalan Raimon Panikkar a une grande influence sur ce groupe qui se soucie des mobiles de l’action aussi bien que des buts. On dit de Panikkar qu’il est l’un des penseurs qui a le mieux réussi la synthèse de la pensée orientale et de la pensée occidentale.
On comprendra que nous nous limitions ici à évoquer les auteurs et les groupes dont nous sommes proches. C’est notre façon de participer à l’enrichissement du dialogue entre francophones. Nous invitons ces francophones à nous faire part de leurs commentaires et à proposer d’autres auteurs phares.
Notes
1. Allocution de M.Bernard Cerquiglini, délégué général à la langue française auprès du Premier ministre de France, à Dakar, le 9 mai 1992.
2. Notons que Maritain parle ici de la métaphysique de Freud, et non de ses investigations psychologiques, qui comportent des «découvertes géniales.»
3. Cité par Simone Weil in L’Enracinement, Éditions Gallimard, 1949, p. 302.
4. Ibid., p. 303.
5. Jacques Maritain, L’humanisme intégral, Fernand Aubier, Paris 1937, p.10.
6. Antoine Courban,
7. Cité sur le site Vigile, http://www.vigile.net/ds-francophonie/index.html
8. Ivan Illlich, La perte des sens, Fayard, Paris, 2004. |
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