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Internet et les révolutions |
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Jacques Dufresne |
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Texte |
Au plus fort du soulèvement iranien, au printemps 2009, on a cru aux États-Unis d'abord, qu'Internet, Twitter en particulier, avait joué un rôle déterminant dans les événements. D'où une explosion de joie dans bien des milieux: le ''soft power'' est la solution, twittons au lieu de bombarder. Le directeur de l'édition italienne du magazine Wired, Ricardo Luna, proposa que le prochain prix Nobel de la paix soit accordé à Internet, qu'il qualifiait d'arme de construction de masse (quid du virus Stuxnet utilisé pour détruire des centrifugeuses à
Evgeny Morosov- Blog |
l'intérieur d'usines nucléaires iraniennes?). Gordon Brown, le Premier ministre de l'Angleterre affirma que la tragédie du Rwanda n'aurait pas été possible si, au milieu de la décennie 1990, Internet avait été implanté dans le pays. Où en est-on maintenant? «Les experts américains participent à des talk shows, les blogueurs iraniens sont en prison»1, constate Evgeny Morozov, un Américain d'origine biélorusse et auteur, à 26 ans, d'un livre fort instructif intitulé The Net Delusion. Si après 1989, le régime autoritaire a disparu en Slovaquie et en Serbie, dans mon pays d'origine, en Biélorussie, et au Kazakhstan, il s'est renforcé, ajoute-t-il. Occasion de rappeler l'erreur de Fukuyama dans La fin de l'histoire: contrairement à ce qu'il avait prédit, la démocratisation ne doit pas être tenue pour acquise.
Que s'est-il passé en Iran? D'abord il n'est pas du tout certain que les Iraniens étaient majoritairement opposés à la politique de défense de leur président et mécontents de la façon dont les élections s'étaient tenues. Quant à Twitter, le héros made in USA de cette révolution, il semble bien que ce site a davantage servi à faire connaître la révolution verte dans le monde qu'à l'organiser sur place. Une firme d'experts, Sysomos, a établi à 19 235 (0,27 % de la population) le nombre d'Iraniens inscrits sur Twitter à la veille des élections. Dans la diaspora toutefois, c'était autre chose. Et au fur et à mesure que les événements se déroulaient, les abonnés de l'extérieur modifiaient leur profil pour donner à entendre qu'ils vivaient à l'intérieur du pays. Il devint pratiquement impossible de faire le partage entre les vrais et les faux Iraniens, ce qui sema la confusion même dans l'esprit des autorités iranien
La fuite loin de l'Égypte
Au moment où la première version de cet article a paru, le 29 janvier 2011, il n'y avait pas encore eu de violence dans les manifestations du Caire où l'on réclamait le départ immédiat du président Moubarak; une solution à la Tunisienne semblait encore possible, vraisemblable même. L'évolution de la situation, depuis le 2 février, nous fait craindre une fin de crise à l'iranienne: les textos, les videos et les courriers électroniques pourraient servir à inculper des milliers de manifestants. L'attention dont ils jouissaient dans les médias internationaux les a peut-être incités à croire que, cette fois, ils pourraient avoir gain de cause. Nous les avons soutenus en spectateurs, dans le confort de nos salons. Ils meurent en acteurs, sur le terrain. Ce qui ne fut qu'une téléréalité pour nous est devenu une réelle tragédie pour eux. Nous avons une responsabilité à leur endroit.
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Au même moment, le gouvernement américain, par l'intermédiaire de Jared Cohen, jeune fonctionnaire du Département d'État, commit une gaffe irréparable: Il envoya un courriel aux dirigeants de Twitter pour leur demander de reporter une fermeture temporaire du site, prévue depuis un moment pour des raisons d'entretien, afin de ne pas nuire au mouvement de protestation dans le pays. Twitter obtempéra. Cette intervention fut bien vite connue du public et commentée. L'agence chinoise Xinhua en tira une manchette. Désormais Internet apparaissait officiellement comme un outil d'intervention dans les affaires intérieures d'un pays souverain. Le gouvernement iranien n'avait pas attendu cette preuve tombée du ciel pour mettre en place une équipe cybercrime chargée de traquer les fauteurs de trouble dans les médias sociaux. On alla jusqu'à utiliser les logiciels de reconnaissance des visages dans les foules pour pouvoir arrêter et emprisonner plus de manifestants. Voilà un autre cas où Internet a servi la cause de l'oppression plutôt que celle de la liberté et de la démocratie.
En Tunisie, comme en Égypte, le mouvement était spontané; Ben Ali et Moubarak ayant réduit les islamistes à l'impuissance, une intervention américaine était improbable. Que Facebook ait joué un rôle important dans l'organisation des rassemblements, la chose semble incontestable, mais c'est faire affront aux manifestants Tunisiens et Égyptiens que d'élever cet instrument au rang de cause.
.Les leaders des révolutions en cours ou en gestation auraient intérêt à lire le livre de Morosov: des questions fondamentales y sont abordées. On y apprend des choses comme celle-ci: la fontaine Stork est un monument de Copenhague aussi connu que la cathédrale Notre-Dame à Paris. Anders Colding Jorgensen, un psychologue, a lancé une rumeur selon laquelle les autorités de Copenhague s'apprêtaient à détruire la fontaine Stork. Il a annoncé ensuite qu'il avait créé un mouvement pour la sauvegarde du monument. Il invita d'abord les 125 contacts de sa liste personnelle à adhérer audit mouvement, ce qu'ils firent avec empressement, ce que firent ensuite leurs propres contacts. Les adhésions affluèrent bientôt au rythme de 2 par minute. Colding Jorgensen mit fin à l'expérience quand son groupe compta 27 500 membres. On peut évidemment interpréter ces résultats de bien des façons, mais il est clair que les gens n'ont pas beaucoup réfléchi à leur geste, qu'ils ont suivi aveuglément une personne en qui ils avaient confiance dans l'espoir de plaire à cette personne, d'être bien vus d'elle, ce qui confirme les thèses sur la grande part de narcissisme et de mimétisme dans les sites sociaux.
Dans sa réflexion sur ce sujet, Morozof s'inspire des écrits de Soren Kierkegaard sur l'espace public autour de 1850 en Europe. L'importance que prirent les journaux quotidiens à ce moment rappelle celle que prend Internet aujourd'hui. La télégraphie est aussi apparue à ce moment. La plupart des penseurs se réjouissaient de ces changements. Ils désespéraient Kierkegaard. «Pas un seul de ceux qui appartiennent au public, affirmait ce grand philosophe, n'est capable d'un engagement essentiel dans quoique ce soit.» 2Tout à coup, ajoute-t-il, les gens se sont mis à s'intéresser à tout et à rien en même temps. Les questions, quel que soi leur degré de ridicule ou de sublime, étaient ramenées au même niveau, à un point tel qu'aucune cause ne pouvait avoir une importance telle qu'on puisse mourir pour elle. Le monde s'aplatissait.
Hubert Dreyfus, l'un des rares philosophes qui ont réfléchi sérieusement à ces questions, écrit: «Ce que Kierkegaard considérait comme une couverture irresponsable et désincarnée de la presse, se réalise pleinement sur le World Wide Web.»3 Qu'est-ce qu'un engagement pour une cause qui n'exige rien d'autre qu'une inscription sur une liste? Le groupe pour la protection de la santé des enfants d'Afrique, avec ses 1,7millions de membres est l'un des plus importants sur Internet, mais il n'a ramassé que 12 000 dollars depuis sa fondation. On peut, en s'inspirant de Rousseau, l'un des principaux penseurs de la démocratie, établir une échelle de l'engagement pour cette cause: donner de sa personne et de son temps, donner de l'argent, voter pour choisir un représentant. Signer une pétition sur Internet serait sûrement le dernier degré de l'engagement. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille renoncer à cet instrument. Encore faut-il être vigilant. Il existe en Ukraine une entreprise qui propose des manifestants, pour quelque cause que ce soit, à raison de 4$ de l'heure. C'est là un cas limite certes, mais il a le mérite de bien illustrer la facilité avec laquelle on s'engage et on se «dégage» sur Internet. Seuls des engagements réfléchis, authentiques, profonds donnent du sens à la vie, soutenait Kierkegaard.
Morozov utilise le mot slacktivism pour désigner les engagements superficiels que l'on prend sur Internet.
Parmi les questions pratiques que pose Morozov, arrêtons-nous à celle-ci: vaut-il mieux pour une formation politique attachée aux libertés d'investir dans des sites sociaux comme Facebook ou dans des sites de réflexion: blogues de haut niveau, revues en ligne, lettres comme celle de l'Agora, etc? Morozov s'inquiète de ce qu'aux États-Unis on mise démesurément sur les sites sociaux. C'est là une atteinte à la démocratie, si l'on veut bien nous accorder qu'elle est plus une affaire de raison que de mimétisme. Voir un chef politique plus souvent sur des sites sociaux que dans des lieux, réels ou virtuels, d'étude et de réflexion, cela devrait suffire à nous détourner de lui.
Notes
1-Evgeny Morozov, The Net Delusion, Public Affairs, New-York, 2011. Location 455 sur Kindle
2-Ibid.Location 3123
3-Ibid.Location 3136 |
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