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Rencontres avec Senghor |
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Texte |
C’est à Versailles, en juin 1955, que j’ai rencontré pour la première fois le futur président du Sénégal. C’était la séance de clôture du premier congrès de l’Union culturelle française : il y représentait le gouvernement français dans lequel il occupait alors le poste de secrétaire d’État à la présidence du Conseil. Je devais le rencontrer plusieurs fois au cours des années suivantes, dans les circonstances les plus diverses. Du seul fait de la présence de Senghor, Dakar devint une étape incontournable pour quiconque s’intéressait soit à l’Afrique noire, sous les aspects culturel et historique surtout, soit à la francophonie dans l’acception la plus large du terme.
Il m’a toujours accueilli avec sympathie (il n’avait pas oublié, me disait-il, cette réunion de l’UCF de 1955 où il situait le point de départ de l’édification de la communauté francophone). Il ne m’a pas caché ses inquiétudes et ses soucis à propos aussi bien de l’évolution de l’Afrique que des chances de la Francophonie et même de l’avenir de la langue française. Et lorsque je décidai au printemps de 1973 de ne pas accepter un deuxième mandat à la tête de l’ACCT, c’est lui que j’en informai le premier. De la dizaine d’entretiens que j’eus avec lui à Dakar et à Paris mais aussi à Montréal, c’est celui du printemps 1972 au palais présidentiel de Dakar, dont je garde le plus vif souvenir, en raison des thèmes abordés et du climat particulier de confiance qui l’entourait.
Le président m’avait fixé rendez-vous cette fois-là, le dimanche matin a onze heures. Il m’avait reçu non pas dans son impressionnant bureau officiel mais dans son cabinet de travail personnel, dans ses appartements du palais. Il arriva d’un pas vif, souriant, détendu, en veston d’intérieur, tenant à la main le numéro de la veille d’un grand quotidien français. Après m’avoir serré la main et dit son plaisir de me revoir, il pointa du doigt un titre de première page de ce journal : «Au congrès du (nom d’un important parti politique), brain storming non stop.» Et Senghor de répéter sur un ton ironique : «brain storming non stop… dans un grand journal français ! Où allons-nous mon cher ami ? Il m’arrive de penser que ce sont peut-être les francophones non-français, les Africains et les Canadiens français, par exemple, qui assureront plus que les Français la survivance de la langue française…». Et de poursuivre : «Je ne dois pas être injuste… Nombre d’intellectuels français sont également inquiets et se battent. Malheureusement, la plupart des « médias », comme on dit affreusement aujourd’hui, sont au mieux indifférents à la menace et souvent contribuent eux-mêmes à la dégradation constante de la langue… Et je n’ai pas le sentiment que les pouvoirs publics français mesurent l’ampleur du péril.»
Je lui dis que j’avais moi-même depuis longtemps constaté cet état de choses en France et surtout un état d’esprit porteur des plus redoutables dangers. Sachant ses anciens rapports d’amitié avec le président Pompidou, je me permis de lui suggérer d’attirer ou d’attirer de nouveau, son attention sur ce problème, son extension constante et son acuité. «Vous avez raison de dire : attirer de nouveau, car vous devinez que nous en avons parlé à quelques reprises… Il est également préoccupé* mais je ne pense pas qu’il ait mesuré l’ampleur du péril et je crois qu’il cherche encore l’angle d’attaque. Je vais certainement reprendre cela avec lui prochainement. De plus, il ne s’agit pas seulement de l’anglomanie ou plutôt de l’américanisation mais de la régression même de la maîtrise de la langue, de la connaissance intime de la langue dans les pays francophones, même ceux de langue maternelle française. Vous devinez aisément ce qu’il peut en aller ailleurs.»
Senghor me parla ensuite de son inquiétude à propos de la qualité de l’enseignement en Afrique, y compris de l’enseignement du français, qualité paradoxalement compromise par l’accélération de la scolarisation : «C’est évidemment un objectif essentiel et prioritaire mais ni les structures, ni les équipements, ni les effectifs du corps enseignant ne correspondent à l’ampleur des besoins. L’État sénégalais comme la plupart de nos pays ne peut plus accroître son effort et la coopération internationale, y compris la française, a atteint ses limites. D’ailleurs, le problème se pose aussi, certes dans un contexte et selon des termes profondément différents, dans les pays occidentaux eux-mêmes, avec l’explosion du nombre des élèves et des étudiants, non seulement au lycée mais dans l’enseignement supérieur.»
Revenant à l’un de ses thèmes de prédilection, il me dit ou me répéta sa conviction que la suppression du latin et surtout du grec, plusieurs années plus tôt, n’était pas étrangère à la baisse du niveau de l’enseignement et à la régression de la culture générale. La contribution des deux génies, latin et grec mais surtout, de loin, ce dernier, me disait-il, est moins de l’ordre du vocabulaire que de la syntaxe. Il se réjouissait en même temps de diverses informations qui permettaient de prévoir un certain retour à ces deux sources en divers pays d’Europe ainsi qu’aux Etats-Unis mais je crois que là-dessus il se faisait illusion.
Nous en vînmes naturellement à parler de l’édification, lente et laborieuse, de l’ensemble francophone, des premiers acquis de la modeste Agence de coopération. Il n’y reconnaissait d’aucune façon son grand projet, tel notamment qu’il l’avait exposé à ses pairs de l’OCAM (Organisation commune africaine et malgache) en juin 1966 à Tananarive. Je savais qu’il avait été profondément déçu et attristé par l’extrême modestie de l’organisation créée à l’issue de la deuxième conférence de Niamey. Il ne s’agissait pas seulement de la taille et des moyens de l’ACTT : c’étaient l’esprit, le dessein général, les orientations qui lui paraissaient fort éloignés de son propre projet. «Il est évident, me dit-il, qu’on n’a pas réuni les conditions et qu’on ne s’est pas donné les moyens d’une véritable communauté, dynamique, influente et féconde… L’idée de cette agence n’est pas mauvaise , elle peut même être utile mais à mon sens comme un élément d’une construction beaucoup plus large… Il va falloir reprendre à la base… Tant que les chefs d’État ne seront pas impliqués, la francophonie ne constituera pas une priorité dans nos pays, ni une force véritable dans le monde». Et il m’exposa brièvement comment il envisageait de «remettre le projet sur les rails» afin qu’au bout de quelques années les pays de langue française aient réussi à constituer une véritable Communauté, avec la dimension politique autant que l’économique et la culturelle.
On ne peut q’admirer sa persévérance et sa vision. Il allait tenter quelques années plus tard de relancer ce grand dessein par le biais du sommet franco-africain et convoquer une conférence préparatoire des ministres des Affaires étrangères des pays de langue française. Le classique antagonisme Québec-Ottawa devait faire avorter cette tentative. Ce n’est qu’en 1986, quatorze ans après l’entretien que j’évoque, que le premier Sommet francophone allait se réunir. Et c’est lors du sommet de Hanoi, en novembre 1997, que la Francophonie trouverait la plénitude de sa dimension politique, c’est-à-dire trente ans après l’appel de Tananarive.
* C’est à l’initiative de Pompidou que fut créé en 1970 un Haut Comité de la langue française auprès du premier ministre (dont le premier rapporteur général fut Philippe Rossillon), devenu plus tard la Délégation générale à la langue française. |
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Source |
Jean-Marc Léger, Le temps dissipé, souvenirs, Montréal, Éditions HMH, 1999, p. 342-345. |
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