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Questions vives
L'écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb remporte le prix «Benjamin Fondane»
L'écrivain d'origine tunisienne Abdelwahab Meddeb vient de remporter le prix international de littérature francophone «Benhamin Fondane» pour ses récents essais (La Maladie de l'islam, 2002, Contre-prêches, 2006). Ces derniers livres dénoncent les dérives de l'islamisme et cherchent à mettre en avant ce qui dans l'Islam le prédispose à réinventer à sa façon les valeurs de la modernité.Le prix «Benjamin Fondane» a été créé en 2006 par l'Institut culturel roumain de Paris, en collaboration avec Le Printemps des poètes et la Société d'études B. Fondane. Poète, essayiste et philosophe d'origine roumaine, Benjamin Fondane (1898-1944) est mort cruellement à Auschwitz, laissant derrière lui une oeuvre substantielle, écrite en français. Le prix «Benjamini Fondane» est remis annuellement à un écrivain d'origine autre que française, mais écrivant en français, pour un ou plusieurs livres parus au cours des cinq dernières années. Source : Le Monde, 16 mars 2007, p.

Document associé
Senghor: le penseur

Jacques Dufresne
Présentation
C'est à un passage de Teilhard de Chardin, cité par Senghor, que nous aurons recours pour présenter cette introduction à la pensée de ce dernier. Le point oméga de cette pensée est l'idée de la civilisation de l'universel. Sur la route menant à cette idée Senghor devait d'abord rencontrer l'ethnologue allemand Frobenius et redécouvrir à travers lui la civilisation africaine et ensuite le philosophe français Henri Bergson, qui lui fera revivre la révolution de 1889, laquelle avait rétabli la raison-étreinte dans toute sa dignité face à la raison-oeil des Blancs occidentaux. C'est toutefois chez Teilhard de Chardin qu'il trouva les idées et les mots qui allaient lui permettre de préciser son intuition relative à la civilisation de l'universeil.
«Avant les derniers ébranlements qui ont réveillé la terre, les peuples ne vivaient guère que par la surface d’eux-mêmes; un monde d’énergie dormait encore en chacun d’eux. Eh bien, ce sont, j’imagine, ces puissances encore enveloppées qui, au fond de chaque unité naturelle humaine, en Europe, en Asie, partout, s’agitent et veulent venir au jour en ce moment, non point, finalement pour s’opposer et s’entre- dévorer, mais pour se joindre et s’inter-féconder. Il faut des nations pleinement conscientes pour une terre totale. »

Voilà justifiés, en même temps, ajoute Senghor, notre nationalisme et notre Négri tude. Non pour le combat, mais pour la coopération; pas pour la haine, pour l’amour. Pour cette " véritable union " qui ne confond pas, mais différencie en enrichissant mutuellement.


Extrait
« Chaque peuple, écrit-il, possède sa païdeuma, c'est-à-dire sa faculté et sa manière originales d'être ému : d'être saisi. Cependant l’artiste – danseur, sculpteur, poète – ne se contente pas de revivre l'Autre ; il le recrée pour pouvoir mieux le vivre et le faire vivre. Il le recrée par le rythme, et il en fait ainsi une réalité supérieure, plus vraie, c’est à dire plus réelle que le réel factuel. » Senghor à propos de Frobenius.

Texte
Bien des penseurs, bien des chefs d'état auront eu le mérite de dénoncer l'esclavage et de le combattre. Pour ce qui est des Noirs d'Afrique... et d'Amérique, après les avoir aidés à se libérer de l'esclavage, il fallait les aider à s'intégrer pleinement à cette famille humaine dont ils avaient encore bien des raisons de se sentir exclus. Ce fut le principal souci de Léopold Sédar Senghor. Il défendit les droits des Noirs, comme le firent au même moment Nelson Mandela et Martin Luther King; mais si importante que soit sa contribution à ce grand combat politique, son premier titre de gloire est d'avoir, en tant que penseur, redonné aux Noirs d'Afrique la plénitude de leur humanité. C'est là un aspect des choses qui ne semble avoir d'intérêt que pour les intellectuels. Il est en réalité de la plus grande importance pour tous. Tous les peuples qui ont tardé à entrer dans la modernité conservent l'amer souvenir du sentiment d'humiliation qu'ils éprouvaient en lisant le mépris dans le regard de l'autre, le moderne. Les Québécois ont eu cette expérience. Et pourtant l'appartenance à la modernité n'ajoute rien d'essentiel à l'humanité d'une personne.

Quel sentiment indiciblement douloureux les Noirs ne devaient-ils pas éprouver quand ils lisaient dans le regard de l'autre, le Blanc, un mépris leur rappelant qu'ils n'appartenaient pas à l'humanité. Les intellectuels certes devaient éprouver ce sentiment d'une manière particulièrement vive, mais en redressant le tort intellectuel qui était fait aux Noirs, les penseurs comme Senghor n'obtenaient pas seulement une mise à jour des manuels d'anthropologie et d'ethnologie, ils incitaient les Blancs à purifier leur regard et redonnaient aux Noirs, à tous les Noirs, aux analphabètes encore plus peut-être qu'à tous les autres, le fondement de leur dignité d'êtres humains. Vous apparteniez à la mentalité pré-logique et vous entrez tout à coup dans la civilisation africaine. Joie aussi profonde qu'indicible!

L'extrait suivant d'un article de Abiola Irele constitue la meilleure introduction possible à l'oeuvre de Senghor penseur. L'article, paru dans la revue Ethiopiques s'intitule «Réflexion sur la négritude». Après avoir rappelé que Hegel excluait le continent africain et toute la race noire de sa vision du processus historique, qu'à ses yeux l’Afrique ne pouvait pas participer au mouvement universel car elle était le lieu de la négation, du non esprit, le contraire de l’humain; après avoir évoqué les thèses, bien connues, d'Arthur Gobineau sur l'inégalité des races humaines, Abiola Irele nous ramène à l'aspect le plus important et le plus méconnu de cette délicate question:

«C’est à l’ethnologue français, Lucien Lévy-Bruhl, écrit-elle, que revient la distinction d’avoir voulu conférer l’autorité de la science aux lieux communs de l’ethnocentrisme européen véhiculés par ces textes. Dans la série d’essais ethnologiques inaugurée par Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (publiée en 1910), jusqu’à la mentalité primitive (ouvrage publié en 1921, et généralement considéré comme son magnum opus), Lévy-Bruhl s’est acharné à donner une caution scientifique à la séparation entre l’homme occidental et le reste de l’humanité en proposant le terme de "mentalité prélogique" pour définir un mode de pensée qu’il a attribué aux peuples et races non occidentaux. Pour Lévy-Bruhl, la logique était l’apanage de l’homme blanc, associée étroitement à la civilisation occidentale ; elle était donc fermée par nécessité aux cultures élaborées en dehors de cette civilisation. L’évolution raciale ainsi envisagée par Lévy-Bruhl visait à établir une disparité radicale entre l’Occident et le reste de l’humanité, au niveau même des opérations mentales. »

C’est un message semblable que l’Europe envoyait à l’ensemble des Africains au moment précis où les principales puissances du «vieux » continent rivalisaient de procédés douteux pour étendre leur empire colonial, entre 1870 et 1914. C'est ce message que Léopold Senghor et Aimé Césaire ont reçu à l'école. Ils ont pourtant achevé leurs études en France, dans de hauts lieux de la culture européenne: Sartre pensait-il à eux quand, dans la préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, il couvrit de son vaste mépris ceux qui servaient d'intermédiaires entre colons et colonisés?
«Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cents millions d’hommes et un milliard cent millions d’indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d’intermédiaires. L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués.»
Ce texte date de 1961, Sartre avait été plus amène dans Orphée Noir, titre de la préface qu'il donna à L'anthologie de la poésie noire et malgache de Senghor, parue en 1948; il n'empêche que les deux amis, Senghor et Césaire, de toute évidence, ont été exposés à la fois au mépris de Lévy Bruhl, qui était celui de la science européenne de l'époque, et à celui des marxistes et des anti-humanistes.

Frobenius

Quand les nombres et les figures
Ne seront plus la clef de toute créature.
.1
Novalis


Quelle devait être leur solitude quand, dans un tel contexte, ils s'efforçaient d'établir le concept de négritude sur des bases solides! D'où l'importance à leurs yeux de l'oeuvre de Léo Frobenius, qu'ils découvrirent à ce moment. Pour donner forme et force à leur conviction d’appartenir à une civilisation digne de respect, Senghor et Césaire avaient besoin de la caution de la science européenne. Les travaux de cet ethnologue allemand sur la civilisation africaine, publiés en France en 1936, furent pour ces deux hommes en quête d’une théorie de leur identité, une révélation. Frobenius appartenait à cette grande tradition romantique où l'art et les légendes 1 nègres trouvaient plus naturellement leur place.

La culture africaine n’est pas le simple prélude à la logique, à la rationalité, mais une forme de participation à la réalité dont la richesse se manifeste dans l’art, mot auquel Frobenius donne un sens très large. Un régime politique peut être considéré comme une œuvre d’art dans la mesure où l’on peut l’assimiler à une légende vécue, à un grand jeu théâtral où chacun a son rôle. Que l’art prenne une telle forme ou celle plus attendue d’un masque ou d’une hutte aux belles proportions, il témoigne d’une réalité intérieure assimilable à la puissance formatrice d’une civilisation. On aperçoit ici les affinités entre Frobenius et Oswald Spengler, l’auteur du Déclin de la civilisation qui était son contemporain. C’est cette réalité intérieure qui l’intéressait et non les faits de l’ethnologie antérieure, celle de Lévy Bruhl notamment.

Frobenius est aussi très proche d’un autre grand penseur allemand du début du XXe siècle, Ludwig Klages, auteur dont les titres d’ouvrages relèvent plus de la sphère de l’émotion que de celle de la raison : L’éros cosmogonique,L'homm et la terre, L’esprit comme ennemi de l’âme. Héritier de la tradition romantique allemande et de Nietzsche avant tout, Klages a soutenu que l’homme occidental paya d’une dévitalisation génératrice de comportements hystériques la démesure dans l’usage de la volonté – le formalisme – auquel il doit sa puissance sur la nature. Il s'intéressait également au rythme. Senghor appartient à cette famille d'esprit.
« Chaque peuple, écrit-il, possède sa païdeuma, c'est-à-dire sa faculté et sa manière originales d'être ému : d'être saisi. Cependant l’artiste – danseur, sculpteur, poète – ne se contente pas de revivre l'Autre ; il le recrée pour pouvoir mieux le vivre et le faire vivre. Il le recrée par le rythme, et il en fait ainsi une réalité supérieure, plus vraie, c’est à dire plus réelle que le réel factuel. »

Cette pensée de Senghor, Frobenius aurait pu l'écrire. On la trouve en exergue à un article de Hans-Jurgen Heinrichs paru dans Présence Senghor, un recueil de 90 articles publié par l'UNESCO. Ce court article est une admirable évocation des affinités entre Frobenius et Senghor:

«L'accueil réservé fin 1936 par Senghor et Césaire aux écrits de Frobenius et, avant tout, à L’histoire de la civilisation africaine et au Destin des civilisations a sémantiquement la même valeur que celle qu'avait autrefois pour le poète martiniquais le mot « surréalisme », ou encore la musique allemande, les romantiques et la lecture de la Bible pour le poète sénégalais. D'emblée, et avec un enthousiasme qui perdure, ils reconnaissent ceci : un Européen, un scientifique témoigne d'un tel respect envers leur civilisation qu'il leur offre un nouveau concept, une conception de la civilisation qui apporte une base théorique à leurs propres pensées. La culture, structure organique en croissance et dynamique, dont la valeur redonne à l’histoire africaine la dignité que le colonialisme lui a ravie.

Je soulignerai que ce moment de la participation émotive a, chez Senghor, un trait tout à fait personnel, car il a souvent réagi sous l’effet de la philosophie allemande. Tout comme Frobenius, Senghor a toujours souligné le don créateur et la capacité pour les saisissements comme étant la caractéristique d'une grande civilisation. Là encore, Frobenius et Senghor nous parlent de l’âme d'une culture, de la païdeuma et de la civilisation de l’universel.

Il nous faut imaginer la situation des années 1930. Un Européen apparaît sur la scène culturelle. Il proclame – et c'est impossible, même pour les Occidentaux, de ne pas l’entendre – que l'Afrique est un continent qui possède une culture et une civilisation propres. Cette proclamation, l’ethnologue allemand Léo Frobenius la fait avec un naturel parfait ; persuadé, il l’est lui-même, et de ce fait, persuasif ; son message comporte juste ce qu'il faut de terminologie scientifique.

N'était-il pas naturel qu'il apparaisse aux pères de la négritude comme l’un des leurs, c'est-à-dire un chanteur, un poète, comme quelqu'un qui cherche l'authenticité de sa propre langue, qui ne dit pas seulement la vérité, comme le revendiquera plus tard René Char, mais la vit ?»

C'est toutefois à Senghor lui-même et à Suzanne Césaire qu'il faut s'en remettre d'abord pour comprendre Frobenius et le situer par rapport à eux.

À Senghor d'abord. Dans un article substantiel intitulé La révolution de 1889 et Frobenius, il résume, avec autant de sensibilité que de clarté, l'histoire de ses propres idées. Il y prend position sur le rationalisme et le positivisme, lequel n'est à ses yeux qu'un rationalisme dégradé et ne cache pas sa préférence pour l'intuition et la vie telles que le romantisme allemand, et Nietzsche en particulier, lui ont permis de les comprendre. On termine la lecture de cet article avec la conviction que Léopold Senghor, cet ami de la France, cet admirateur de sa langue et de sa culture avait plus d'affinités avec l'âme allemande, qu'avec l'entendement français, selon une distinction apparentée à celle que fait Klages entre l'âme, Seele et l'esprit, Geist. Voici un extrait de l'article de Senghor:
«Frobenius, qui a choisi consciemment l’Afrique comme objet principal de ses études – nous verrons plus tard pourquoi –, commence par critiquer la méthode que voilà des ethnologues et sociologues positivistes. Ceux-ci, en effet, pour étudier les peuples non européens, les peuples du Tiers-monde comme nous disons aujourd’hui, refusent de quitter leur moi, c’est-à-dire leur logique mécaniste, européenne, qui ne s’arrête qu’aux « faits matériels » promus « réalités objectives ». En face, ce que préconise Frobenius, c’est, au-delà des faits quantifiables, de chercher à saisir leurs qualités, leur signification : ce qu’il appelle leur sinngabe. C’est cette vue d’ensemble des phénomènes, des apparences, dont nous parlions tout à l’heure. Celle-ci consiste, encore une fois, à s’abandonner à la sensibilité. C’est cette sensibilité, cette faculté d’émotion, et, partant, de vision, que Frobenius appelle le Gemüt, qui seul peut nous amener à l’intuition, c’est-à-dire à la vision en profondeur des réalités vraies : à la Tiefenschau.
C’est, précisément, parce que nombre de peuples du Tiers-monde sont des hommes de sensibilité et d’intuition qu’il faut, pour les connaître et les dépeindre, user de la vision en profondeur. C’est le cas des Africains. Cependant, avant d’en venir à la civilisation africaine, je voudrais m’arrêter sur ce que le philosophe allemand appelle une Kulturmorphologie ou « morphologie des cultures ». Mais qu’est-ce que la Kultur ? Pour Frobenius, la « civilisation », c’est moins un « ensemble de faits communs à une société ou à un groupe de sociétés », comme le croyaient, et le disaient, les sociologues positivistes, qu’un état d’âme, un « style » commun à un peuple ou à un groupe de peuples. C’est ce style, comme esprit d’une civilisation, que Frobenius désigne par le mot de Kultur, comme le font les Français en employant le mot de « culture ».


C’est en partant de cette dernière signification que Frobenius a exposé sa
Morphologie des Cultures. Il commence par insister, par-delà la diversité de ses formes, sur l’unité de la civilisation humaine. Il va plus loin : il affirme que toutes les civilisations de tous les peuples se sont génétiquement développées en passant par les mêmes étapes de l’enfance, de l’adolescence et de la maturité. L’étape la plus importante et la plus féconde est celle de l’enfance, au cours de laquelle sensibilité et raison intuitive sont les plus actives. C’est essentiellement l’étape de l’art et, plus généralement, de la créativité. C’est pendant la seconde étape que se développent, et la raison discursive, et la volonté. Ce sont l’une et l’autre qui, ensemble, organisent, en les vérifiant, les sensations et intuitions. C’est alors que l’adolescent se sépare de son Lebensraum, de son environnement, pour découvrir son moi et le promouvoir en personne. Alors, rassemblant ses sensations, intuitions et connaissances factuelles, il les ordonne en un ordre non pas idéal, mais idéel, pour parler comme Maurice Godelier, l’anthropologue marxiste. C’est alors, après avoir fait de soi un homme d’équilibre entre ses quatre facultés essentielles, entre soi et son milieu, que le peuple adolescent peut se livrer à son activité générique, humaine, qui est de créer : depuis les instruments nécessaires à sa vie animale jusqu’aux œuvres d’art les plus élaborées, les plus belles. La maturité est donc, pour Frobenius, la troisième étape. Elle se caractérise par le fait que la raison discursive prend le pas sur la raison intuitive, l’application pratique sur la création et l’exploitation de la vie sur le vivre la vie. C’est l’âge de la décadence.

C’est en s’appuyant sur cette psychologie des peuples que Frobenius élabore sa Morphologie des Cultures. Avant d’aller plus loin, il faut préciser ce que voici. Pour l’ethnologue et philosophe allemand qui est un antiraciste conséquent, il n’y a pas plus de peuples primitifs que de races : tous ont franchi l’étape de l’enfance. Il y a seulement que certains ont gardé l’esprit créateur de l’adolescence tandis que d’autres sont passés pour aller s’enliser dans le pragmatisme à courte vue de l’âge mûr.

En s’éclairant de la théorie que voilà, Frobenius a fait de l’Afrique le principal objet de ses recherches ethnographiques et de ses réflexions philosophiques. Dans
Le Destin des Civilisations, au paragraphe du chapitre premier intitulé « La Réalité du Monde intérieur », il définit, en les opposant par leurs cultures respectives, la civilisation éthiopienne et la civilisation hamitique. La première s’étend sur l’Afrique du Nord, y compris le Sahara, la deuxième sur les Afriques équatoriale et tropicale ; pratiquement sur l’Afrique noire, à l’exception des Hottentots : Bochimans et Pygmées, qui participent des deux.

La civilisation éthiopienne est déterminée par la plante et, plus généralement, la vie agricole avec la ferme familiale. Sa base sociale est le patriarcat, dans lequel la famille comprend tous les descendants, sur quelque quatre générations, d’un ancêtre commun. Dans ce cadre, il n’y a pas de propriété privée : la terre, les troupeaux et autres instruments de travail y sont des biens communautaires. « L’unité familiale » y est le fait central, comme le précise l’ethnologue, qui s’étend aux ancêtres défunts.


A l’opposé, la civilisation hamitique est déterminée par l’animal, domestique ou non, et, d’une façon générale, par l’élevage et la vie nomade. « L’économie », en effet, « oscille entre la chasse et la vie nomade ». Dans cette civilisation, la propriété est privée, qui a été informée par une ancienne personnalisation des individus au sein de la famille. Le cadre familial est, ici, le matriarcat, où le clan englobe tous les descendants d’une femme ancêtre. »

Cette célébration de l’art et de la vie était si radicalement contraire à l’esprit du temps et si pessimiste aux yeux des promoteurs du progrès technique qu’elle ne pouvait que desservir la cause de Césaire et de Senghor auprès de l’intelligentsia européenne de leur époque. Et ces choses se passaient en 1936 au moment où les nazis au sommet de leur pouvoir en Allemagne faisaient des emprunts frauduleux à la tradition romantique de leur pays. D’où, peut-être, le silence poli qui entoure le concept de négritude et celui de civilisation africaine.

Bergson

Senghor trouva heureusement un second point d’appui dans la philosophie française, plus précisément dans ce qu’il appelle la révolution de 1889.
«Si je parle de la Révolution de 1889, c’est, bien sûr, par référence à la Révolution française de 1789. En effet, celle-ci avait procédé du rationalisme et, plus précisément, du rationalisme encyclopédiste. C’est, d’autre part, que 1889 est l’année où Henri Bergson publia son Essai sur les Données immédiates de la Conscience. Lui aussi s’élevait, non exactement contre le rationalisme, mais contre sa déviation intellectualiste et, surtout, contre le positivisme matérialiste. Lui aussi avait relu la fameuse phrase d’Aristote en donnant, au mot noûs, son véritable sens de symbiose de la discursion et de l’intuition. Il y a seulement qu’il met l’accent sur la sensation et l’intuition. Ce qu’il préconise, par sa philosophie, c’est « un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition ». S’appuyant, comme Nietzsche, sur les valeurs de la vie et de la liberté, c’est à cultiver l’activité créatrice de l’homme que nous convie Bergson. Curieusement, dans les années où Bergson écrivait son Essai, Arthur Rimbaud, un Français du Nord, un poète, découvrait les valeurs de la Négritude. Après avoir chanté, dans ses premiers poèmes, le bonheur des sens, le poète, devenu voyant dans Une Saison en Enfer et tournant le dos au positivisme aveugle, célèbre ses découvertes et son nouvel art :
"Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un Nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux Nègres... J’entre au vrai royaume des enfants de Cham... J’inventai la couleur des voyelles !... Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction" ».
Peut-on reprocher à Senghor d'avoir idéalisé l' Afrique par compensation, pour conserver l'estime de lui-même et de sa terre natale dans ce Paris de la Sorbonne où vivait une faune intellectuelle aussi à l'aise dans la plus haute abstraction qu'un cueilleur chasseur dans la savane africaine ? Vous avez la raison, j'ai la vie! C'est là une réaction bien humaine.

La tentation de la compensation est toutefois au moins aussi forte dans le camp de la raison que dans celui de la vie! Le total discrédit dans lequel la notion de vitalité est tombée en est la preuve... Mais comment faire le chemin inverse? Une fois la source de la vie tarie en nous, comment la rétablir ? Comment échapper au dessèchement, au désenchantement ? Comment échapper au ressentiment, demanderont Nietzsche, Klages et Scheler ? À cette incurable envie qui porte non sur la richesse, non sur l'intelligence ni même sur la beauté d'autrui, mais sur cette chose plus fondamentale dont il est impossible de s'avouer à soi-même qu'on en est privé: la vitalité.

Ce problème ne se limite pas à la psychologie individuelle. La crise écologique lui donne cette portée universelle que Senghor avait pressentie; il y a un lien manifeste entre la montée du formalisme et la détérioration du milieu vivant. On peut aussi penser qu'un rapport plus harmonieux entre la raison et l'émotion en chaque être humain est la condition sine qua non d'un rapport harmonieux de l'humanité avec la nature.

En ce sens, l'idéal que Senghor proposait à la francophonie est une nécessité pour l'humanité.

***
Teilhard de Chardin

Un mystère d'amour dans le métal repose [...]
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.
Nerval 2

Après Frobenius, Teilhard de Chardin est l'auteur européen qui marqua le plus Senghor, sur un plan encore plus profond, celui de la métaphysique. Le spectacle du catholicisme des bourgeois français lui avait fait perdre la foi, il chercha avidement, dans les oeuvres de Marx, Engels et Lénine, une réponse à la question qui s'est imposée à lui chaque matin de sa vie sous la forme de la tentation du suicide. «Ils m'ont fait bien comprendre le processus, mais peut-être pas le pourquoi, précise-t-il.»

C'est Teilhard de Chardin qui lui révélera ce pourquoi:
«Savant et philosophe, il achève ce qu’Engels avait commencé dans Dialectique de la Nature. Il fait descendre la matière de la métaphysique à la physique, et, dans son analyse du phénomène, considéré "dans sa réalité physique et concrète ", il use des grandes découvertes scientifiques du XXe siècle. C’est dire qu’il pousse la méthode dialectique à ses conséquences ultimes.

La première conséquence en est que la fausse antinomie esprit-matière est dépassée. Dans la perspective nouvelle de l’Espace-temps, surgit, comme synthèse du dépassement, une réalité unique : un esprit-matière, avec un "dehors " déter ministe et un "dedans " finaliste. Opérant un retournement dialectique, qui restera le sceau même du XXe siècle, Teilhard nous apprend qu’en définitive, des deux faces de la réalité, des deux énergies, c’est la psychique qui est primitive et consistante, l’autre — la physico-chimique — n’en étant qu’un sous-produit. Donc les lois physico-chimiques demeurent valables dans le pré-vivant. Mais, phénomène capital — car c’est un fait —, la vie, singulièrement, la conscience échappe à ces lois pour se fonder sur la liberté. Donc, au-delà du bien- être matériel, le plus-être spirituel — épanouissement de l’intelligence et du coeur — est confirmé comme but ultime de l’activité générique de l’Homme, pour employer l’expression de Marx.

Cependant, arrivé là de ma lecture et de ma réflexion, je remarquai que cette révélation ne contredisait pas l’ontologie négro-africaine.

Oui, "Dieu, la question que l’on se pose toujours ". A ce moment-ci de l’année, qui est celui de la session budgétaire de l’Assemblée nationale sénégalaise, à ce moment où je passe les deux tiers de mon temps sur des dossiers économiques ou financiers, je le confesse, mes nuits ne sont pas hantées des seuls problèmes d’expansion économique, voire de développement, mais aussi du seul problème qui soit réellement un problème : celui de Dieu. Je dis "réellement". C’est dire que le problème ne se pose pas sous la haute forme d’un débat abstrait, mais d’un dilemme existentiel. Ce n’est pas la mort physique qui me fait horreur —je l’ai souvent vue de près —, c’est l’idée du néant; celle de ne plus être. Car le néant de la non-conscience serait le pire des Enfers. J’en ai, parfois, des sueurs froides la nuit, et me réconforte toujours, la lecture de Teilhard de Chardin»
Cette page est tirée d'un article que Senghor donna aux Cahiers Pierre Teilhard de Chardin en 1968, 3 quelques années après la publication dans la revue Esprit de ce bel article, le français, langue de culture, où il livre sa définition de la francophononie:
«La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des "énergies dormantes " de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire
Cette définition de même que le thème de la Civilisation de l'Universel, qui revient constamment dans l'oeuvre de Senghor, ne prennent tout leur sens qu'à la lumière de l'article sur Teilhard de Chardin:
«Teilhard nous montre que la lutte des classes n’est qu’un aspect moderne et localisé d’un phénomène beaucoup plus général. Marx, il est vrai, l’avait d fait. L’apport original de Teilhard est d’avoir étendu le phénomène socia lisation à tous les horizons de l’Espace-Temps: des groupes technico-professionneis aux nations, de celles-ci aux races et aux continents. Il nous montre, avec plus d’optimisme que Marx, que ces conflits de classes et de races, de nations et de continents sont les étapes nécessaires du processus de socialisation. Qu’avec les nationalismes et racismes, plus aigus que les conflits de classes, nous sommes à une époque de divergences extrêmes. Que s’annonce, cependant, nécessité par l’extrême des tensions et par la puissance de nos moyens de combat comme de compréhension, un mouvement de convergence panhumaine. De ce mouvement, doit naître la Civilisation de I’ Universel, symbiose de toutes les civilisations différentes.

Marx et Engels nous ignoraient passablement. Teilhard nous invite, nous Négro-africains, avec les autres peuples et races du Tiers-Monde, à apporter notre contribution au " rendez-vous du donner et du recevoir ". Il nous restitue notre être et nous convie au Dialogue : au plus-être.»


Notes
1. Ce poème de Novalis, écrit plus d’un siècle auparavant, est une parfaite évocation du climat intellectuel dans lequel Frobenius poursuivit ses recherches.

Quand les nombres et les figures
Ne seront plus la clef de toute créature,
Quand, par les chansons et les baisers
Nous en saurons plus long que les savants,

[...]
Quand l'ombre et la lumière
Se marieront à nouveau dans la pure clarté,
Quand à travers les légendes et les poèmes
Nous connaîtrons la vraie histoire du monde,
Alors s'évanouira devant l'unique mot secret
Ce contresens que nous appelons réalité.


2- Voici un poèmede Gérard de Nerval qui fait le lien entre l'animisme, Pythagore, Teilhard et Senghor. Ce dernier connaissait sans doute ce sonnet, car il fait partie de l'anthologie de son ami Georges Pompidou.

Vers dorés
Eh quoi? Tout est sensible! Pythagore
Homme, libre penseur - te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant...
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose:
Tout est sensible; -Et tout sur ton être est puissant!

Crains dans le mur aveugle, un regard qui t'épie :
À la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie.

Souvent dans l'être obscur habite un dieu caché;
Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des choses.

3- Senghor, Léopold, Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, No 6, Éditions du Seuil, Paris 1968: p. 29-35,


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2009, année de la monnaie et de la solidarité locales?
spéculation, intérêt, pauvreté, emploi
De la pré-vision à la pro-vision
Développement durable, Interface, backcasting, Pas à pas avec la nature, The Natural Step, TNS
La Francophonie, de Charles de Gaulle à Paul Desmarais
France Québec, politique, économie, pouvoir, puissance
Autres documents associéw au dossier Léopold Sédar Senghor
Rencontres avec Senghor
Jean-Marc Léger
Nous en vînmes naturellement à parler de l’édification, lente et laborieuse, de l’ensemble francophone, des premiers acquis de la modeste Agence de coopération. Il n’y reconnaissait d’aucune façon son grand projet, tel notamment qu’il l’avait exposé à ses pairs de l’OCAM (Organisation commune africaine et malgache) en juin 1966 à Tananarive. Je savais qu’il avait été profondément déçu et attristé par l’extrême modestie de l’organisation créée à l’issue de la deuxième conférence de ...
Senghor et la Francophonie
Jacques Dufresne
«C’est un tel idéal mêlé d’un tel réel» (Hugo) Faut-il redire ici l’importance de Léopold Senghor dans l’histoire de la Francophonie ?
Senghor: la carrière politique
Jacques Dufresne
«Gueule de lion, sourire du sage.»
Senghor: le penseur
Jacques Dufresne
Frobenius, Bergson, Révolution de 1889, Descartes, positivisme, rationalisme, intuition, Rimbaud
C'est à un passage de Teilhard de Chardin, cité par Senghor, que nous aurons recours pour présenter cette introduction à la pensée de ce dernier. Le point oméga de cette pensée est l'idée de la civilisation de l'universel. Sur la route menant à cette idée Senghor devait d'abord rencontrer l'ethnologue allemand Frobenius et redécouvrir à travers lui la civilisation africaine et ensuite le philosophe français Henri Bergson, qui lui fera revivre la révolution de 1889, laquelle avait rétabli la raison-étreinte dans toute sa dignité face à la raison-oeil des Blancs occidentaux. C'est toutefois chez Teilhard de Chardin qu'il trouva les idées et les mots qui allait lui permettre de préciser son intuition relative à la civilisation de l'universeil. «Avant les derniers ébranlements qui ont réveillé la terre, les peuples ne vivaient guère que par la surface » ...
Senghor: le poète
Jacques Dufresne
Négritude, musique, poésie, littérature francophone, Sartre (Jean-Paul), Bosquet (Bosquet), Delas (Daniel)
«Il est méconnu. Chez lui, c’est un dieu, c’est un roi, il est divin. Il devrait l’être dans toute la francophonie. »