«Il est méconnu. Chez lui, c’est un dieu, c’est un roi, il est divin. Il devrait l’être dans toute la francophonie. »
Luck Mervil, chanteur québécois d’origine haïtienne, dans le cadre d’un spectacle en mots et en musique où il dit plusieurs poèmes de Senghor.
Parce qu’elle coule de la source première, la poésie de Léopold Senghor pourrait irriguer le sol de tous les pays francophones et y faire renaître le goût et le besoin de la poésie. La poésie de Senghor, il faut toutefois la mériter, ce qui suppose que tombent enfin les préjugés relatifs à l’Afrique comme à l’égard d’une poésie dont la musique prend la forme du rythme et dont les mots sont intimement liés non seulement à la pensée mais au corps même de celui qui les dit.
Il existe heureusement de bons passeurs pour nous initier à l’œuvre de celui qui voulait qu’on l’appelle le poète-président plutôt que le président-poète, pour rappeler à tous que sa carrière poétique lui importait plus que sa carrière politique. Le premier de ces passeurs et le meilleur c’est Senghor lui-même. Sur le site que lui a consacré son village natal, Joal Fadiouth, on peut entendre sa voix disant le plus connu de ses poèmes, Femme nue, femme noire:
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains
bandait mes yeux.
Et voilà qu'au coeur de l'Été et de Midi, je te découvre,
Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l'éclair
d'un aigle
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée.
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux
flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta
peau
Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or rouge sur ta peau qui se moire
A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Éternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les
racines de la vie.
Sur un CD de la collection Enregistrements historiques, Senghor répond aux questions de Philippe Sainteny sur sa poésie et il lit plusieurs poèmes.
Un écho sonore à Haïti et au Québec
Le chanteur québécois d’origine haïtienne, Luck Mervil, a de la vénération pour Senghor et sa poésie. Il pourrait bien devenir son meilleur passeur. En décembre 2006, à l’occasion de l’année Senghor, il était l’invité de la Bibliothèque nationale du Québec. Dans un spectacle en mots et en musique, il a proposé à ses auditeurs une véritable immersion dans l'univers poétique de Senghor. On peut l’entendre à la condition d’avoir la patience que requiert le téléchargement d’un document de 100 mo.
Les degrés de la poésie
L’un des recueils de Senghor, Les élégies majeures,1 est suivi d’un dialogue sur la poésie francophone sous la forme d’un échange de lettres entre Senghor et trois poètes français, Alain Bosquet, Pierre Emmanuel et Jean-Claude Renard. Chacun de ces trois poètes raconte sa découverte de la poésie de Senghor. Le témoignage d’Alain Bosquet, qui est aussi critique littéraire, présente le plus grand intérêt pour tous ceux qui pressentent la beauté des poèmes de Senghor mais n’ont pas encore atteint avec elle le degré d’intimité où elle livre son mystère.
«J'ai donc fait, par vos poèmes, l'apprentissage de la négritude. Je vous lisais comme on lit Claudel, ou Cendrars, ou Saint-John Perse, dans une éloquence où tout est fraternité. Je découvrais une vibration inconnue pour moi, un vocabulaire qui roulait ses rocs et ses écorces, un esprit qui ne correspondait pas à celui de mes latitudes. […] Vous me forciez et c'était fascinant de me désincarner un peu, pour m'incarner enfin en ce que vous êtes; ce genre de transsubstantiation entre poètes ne passe pas par le rite religieux : le rite lucide de la poésie y suffit.»
C’était avant la visite d’Alain Bosquet à Senghor, dans son pays, le Sénégal. Voir et entendre Senghor parmi ses concitoyens, près de ses fleurs, de ses arbres, de ses oiseaux permit à Alain Bosquet de découvrir entre les mots et le corps un lien intime dont l’Occident a perdu le secret:
«Je crois que vous voir sur votre sol, au milieu de vos compatriotes, m'a soudain suggéré un diapason entre votre verbe et les gestes quotidiens, non seulement des hommes, mais aussi, s'il se peut, des arbres et des oiseaux. La voix et son appareil de vocables, en bon Occidental, je les ai toujours un peu séparés du corps qui leur donne naissance, l'esprit détaché en somme et du crâne et de la terre qui lui servent à la fois de berceau et de tombe. Là, au bord du cap Vert, la réconciliation s'est effectuée comme par miracle.»
Cette incarnation des mots dans le corps et du corps dans les mots a son équivalent dans le rapport avec la nature :
«Il m'est apparu que l'espèce humaine, chez vous, donnait au langage un rythme de chair et de sang, de vertèbre et de peau lisse, de sorte que se refait la greffe de la parole sur l'anatomie. J'y ajoute comme un assentiment de la nature, devenue en Occident un spectacle extérieur aux besoins spirituels de l'homme.»
Ce fut pour Alain Bosquet la découverte du quatrième continent de la poésie : «C'est donc me dicte mon esprit trop cartésien l'Afrique tout entière qui me vient en vos poèmes, ce quatrième continent de la poésie, avec l'Occident, l'Inde et l'Extrême-Orient, dans sa singularité, qui est d'appréhender le monde autrement que ne le font les poésies déjà entrées depuis des siècles dans notre sensibilité planétaire. Que cette acclimatisation ait lieu en français prouve que rien d'essentiel ne peut être aliéné. Vous nous faites l'honneur de nous aider à vous comprendre, l'Afrique et vous, dans notre langue. Pour vous en remercier, cette lettre est presque inutile : il y faut " le téléphone de l'aorte ".»
Par-delà la lutte des classes
C’est Jean-Paul Sartre qui, dans Orphée Noir, titre de sa préface à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor2 aura sans doute le plus contribué à faire connaître la poésie de Senghor lui-même et de ses amis poètes de la négritude. Même si la façon dont Sartre use et abuse de la dialectique et du concept de lutte des classes semble aujourd’hui hors contexte et inappropriée , il a, pour présenter la poésie nègre, des accents inoubliables :
«La chance inouïe de la poésie noire, c’est que les soucis de l’indigène colonisé trouvent des symboles évidents et grandioses qu’il suffit d’approfondir et de méditer sans cesse : l’exil, l’esclavage, le couple Afrique-Europe et la grande division manichéiste du monde en noir et blanc. Cet exil ancestral des corps figure l’autre exil : l’âme noire est une Afrique dont le nègre est exilé au milieu des froids buildings, de la culture et de la technique blanches. La négritude toute présente et dérobée le hante, le frôle, il se frôle à son aile soyeuse, elle palpite, tout éployée à travers lui comme sa profonde mémoire et son exigence la plus haute, comme son enfance ensevelie, trahie, et l’enfance de sa race et l’appel de la terre, comme le fourmillement des instincts et l’indivisible simplicité de la Nature, comme le pur legs de ses ancêtres et comme la Morale qui devrait unifier sa vie tronquée. Mais qu’il se retourne sur elle pour la regarder en face, elle s’évanouit en fumée, les murailles de la culture blanche se dressent entre elle et lui, leur science, leurs mots, leurs mœurs. […]
Il s’agit d’une quête, d’un dépouillement systématique et d’une ascèse qu’accompagne un effort continu d’approfondissement. Et je nommerai "orphique" cette poésie parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton.»
À New York
( pour un orchestre de jazz: solo de trompette)
New York! D’abord j’ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues.
Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre
Si timide. Et l’angoisse au fond des rues à gratte-ciel
Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil.
Sulfureuse ta lumière et les fûts livides, dont les têtes foudroient le ciel
Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierres.
Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan
— C’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar
Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air
Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses.
Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche. Pas un sein maternel. Des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur.
Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des coeurs artificiels payés en monnaie forte
Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail.
Nuits d’insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent des heures vides
Et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d’enfants.
II
Voici le temps des signes et des comptes.
New-York! or voici le temps de la manne et de l’hysope.
Il n’est que d’écouter les trombones de Dieu, ton coeur battre au rythme du sang ton sang.
J’ai vu dans Harlem bourdonnant de bruits de couleurs solennelles et d’odeurs flamboyantes
— C’est l’heure du thé chez le livreur-en-produits pharmaceutiques
J’ai vu se préparer la fête de la Nuit à la fuite du jour. Je proclame la Nuit plus véridique que le jour.
C’est l’heure pure où dans les rues, Dieu fait germer la vie d’avant mémoire
Tous les éléments amphibies rayonnants comme des soleils.
Harlem Harlem ! voici ce que j’ai vu Harlem Harlem!
Une brise verte de blés sourdre des pavés labourés par les pieds nus de danseurs
....
Orphée: un guide pour la Francophonie
À l’occasion de l’année Senghor toujours, l’OIF a demandé à des professeurs de littérature française de rassembler en un livre 2 et un CD des cours sur la musique dans la poésie de Senghor. Voici un extrait de l'article du coordonnateur du projet, le professeur Daniel Delas, de l'Université Cergy-Pontoise.
Poésie, rythme et musique dans l'oeuvre de Senghor
«Guillaume de Machaut (1300-1377) est le dernier poète français pour qui "musique" et "poésie" sont soeurs :
N’instrument n’a en tout le monde
Qui seur musique ne se fonde,
Ne qui ait souffle ou touche ou corde
Qui par musique ne s’accorde 3
Son disciple immédiat, Eustache Deschamps, va, dans L’Art de dictier (1393), séparer deux sortes de musiques, celle des mots (qu’il appelle "artificielle") et celle des sons (qu’il appelle "naturelle"). La poésie lyrique, au sens moderne, commence peut-être avec Deschamps, au moment de cette séparation : "La poésie conquiert son autonomie, mais en même temps qu’elle s’autonomise, elle commence à s’éloigner, peut-être à se perdre". 4 On peut voir dans ce divorce qui se produit à la fin du Moyen Âge un des premiers effets du rationalisme thomiste qui en déglobalisant le monde le désacralise et en permet une approche technique. Car c’est bien la technicisation grandissante de la musique marquée par le développement de la musique polyphonique qui fait du musicien un spécialiste, un expert qui travaille sur les quantités savamment combinables laissant au poète l’art de faire entendre une "musique de bouche", sans instruments associés. La chose ne se fera pas d’un seul coup et l’Abrégé de l’art poétique françois de Ronsard contient encore de nombreuses indications qui témoignent du souci d’accorder musique et poésie : "Si de fortune tu as composé les deux premiers masculins, tu feras les deux autres féminins et paracheveras de mesme mesure le reste de ton Élégie ou de ta Chanson afin que les musiciens les puissent plus facilement accor der" ou "Je te veux aussi bien advertir de hautement prononcer tes vers en ta chambre, quand tu les feras, ou plus-tost les chanter, quelques voix que puisses avoir, car cela est bien une des principales parties que tu dois le plus curieusement observer". De nombreux sonnets de Ronsard nous sont d’ailleurs parvenus avec leur partition d’accompagnement (par exemple pour soprano et ténor ou pour contralto et basse). On note toutefois que les considérations métriques et rimiques vont prendre une importance grandissante et il ne fait pas de doute que le terme "chanter" n’est plus sous la plume des poètes classiques et modernes qu’une figure de rhétorique. "À l’époque moderne, dit Henri Meschonnic,5 la mise en musique est un problème spécifique qui n’a qu’un rapport de contiguïté avec celui d’une musique de la poésie."
"Le rythme demeure le problème "
Senghor a eu le sentiment que la Renaissance dont la poésie nègre pouvait se faire l’instrument passait par une reprise de cette problématique et a avancé des propositions novatrices sur l’association de la musique et de la poésie. Le maître mot dans tout ce débat est celui de "rythme" autour duquel se cristallise sa poétique nègre. Donnons à lire pour commencer quelques-uns des textes du poète consacrés au rythme: "La qualité essentielle du style poétique nègre est le rythme la mélodie y tient une place secondaire, je ne dis pas insignifiante. Plus souvent que la rime, l’assonance, très librement.
Le rythme, pour y revenir, est l’élément le plus vital du langage : il en est la condition première, et le signe. Comme la respiration de la vie, la respiration qui se précipite ou ralentit, devient régulière ou spasmodique, suivant la tension de l’être, le degré et la qualité de l’émotion... Ce rythme explique que la plupart des poèmes soient faits pour être déclamés ou chantés...
Vous le sentez, rien de codifié dans ce rythme, rien de rigide : il est libre comme le vers. Sa seule loi est d’être un accompagnement à l’émotion comme la batterie d’un jazz. Ce qui peut donner une impression de monotonie, c’est qu’il y a de continuelles reprises. Mais reprise n’est pas redite, non plus que répétition. Le mot est repris avec une variante, à une autre place, dans un autre groupe. Il prend un autre accent, une autre intonation, un autre timbre. L’effet d’ensemble est intensifié non sans nuance. 6"»
Notes
1- Paris, Seuil 1979.
2- Paris, Presses universitaires de France, 1948.
3- et 4. Jean-Marie GLEIZE, La Poésie, textes critique XIV-XXe siècles, Larousse, 1995, p. 29 et p. 23.
5- La rime et la vie, Verdier, 1989, p.200.
6- "La poésie négro-américaine", 1950, Liberté I, Négritude et humanisme, pp. 111-112). |