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Réchauffement climatique et refroidissement linguistique
Le français, langue de l'environnement? Rien n'est moins sûr. Pour l'heure, il n'a toujours pas droit de cité au sein des instances onusiennes travaillant sur le réchauffement climatique, qui viennent de déposer le 2 février 2007 un important rapport d'un groupe d'experts international sur l'évolution du climat, en anglais exclusivement, au coeur même de la capitale française où siège la Francophonie.

Document associé
L'enseignement français au Maroc (document historique)
Dossier: Maroc

François Herbette
Présentation
L'auteur présente la situation de la langue française au Maroc au tout début du XXe siècle.

Extrait
Le genre d'influence que nous pouvons prétendre exercer au Maroc et l'extension qu'il convient de lui donner ont été et sont plus que jamais le sujet de nombreuses controverses. Mais il y a un point sur lequel tous les Français ne peuvent manquer de s'entendre: c'est que nous devons seconder de tous nos moyens l'expansion de la langue française dans l'Afrique du Nord. Pourtant cette question, peut-être parce que l'accord est unanime, est de celles dont on parle le moins; il n'en résulterait pas nécessairement qu'elle fût en moins bonne voie; le fait est cependant qu'elle reste en souffrance, et qu'elle gagnerait, semble-t-il, à ce qu'on la mît davantage en lumière.

Texte
Le genre d'influence que nous pouvons prétendre exercer au Maroc et l'extension qu'il convient de lui donner ont été et sont plus que jamais le sujet de nombreuses controverses. Mais il y a un point sur lequel tous les Français ne peuvent manquer de s'entendre: c'est que nous devons seconder de tous nos moyens l'expansion de la langue française dans l'Afrique du Nord. Pourtant cette question, peut-être parce que l'accord est unanime, est de celles dont on parle le moins; il n'en résulterait pas nécessairement qu'elle fût en moins bonne voie; le fait est cependant qu'elle reste en souffrance, et qu'elle gagnerait, semble-t-il, à ce qu'on la mît davantage en lumière.

Le développement de l'enseignement fut posé en principe comme une des parties du programme de la pénétration pacifique, au même titre que l'assistance médicale par les dispensaires. Mais nous n'avons guère été instruits de l'effort accompli depuis plusieurs années déjà pour propager notre langue dans l'empire chérifien, ni surtout des moyens pratiques de le seconder. Faute, sans doute, d'informations plus concrètes, l'opinion française a attribué médiocrement d'intérêt à ce problème. Les événements mêmes de la Chaouïa ont achevé de l'en détourner en donnant l'impression que le Maroc entier était devenu un champ de bataille. Il s'ensuit qu'à l'instant où, grâce à l'activité tenace de nos nationaux et à la juste intervention de nos armes, nous jouissons à Tanger et sur la côte, de plus d'importance et de prestige que nous n'en avons jamais eu, on ne semble pas très préoccupé en France de donner à nos établissements d'enseignement l'impulsion décisive, celle qu'espèrent, avec quelle impatience, ceux qui les ont soutenus jusqu'à présent à travers tant de vicissitudes. Il serait temps, peut-être, que l'attention se reportât de préférence sur ce côté de la question marocaine; n'a-t-il pas le double et inestimable avantage de ne pas être sujet à discussions, et d'admettre le concours direct et efficace de tous ceux qui s'y intéresseront, alors que notre tâche militaire et diplomatique demeure toujours l'apanage de quelques-uns?


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La raison d'être première de notre enseignement au Maroc est de conserver à la langue et, par suite, à la nationalité française, les enfants de nos compatriotes établis dans ce pays. De même que Madrid, par exemple, a un collège français, Tanger a ses écoles qui empêchent les petits Français d'oublier la patrie: tâche déjà importante, si l'on songe que la colonie française de Tanger comprend au-delà d'un millier de personnes, et que celle de Casablanca grossit rapidement. Mais la langue française est trop propre à l'universalisation pour rester cantonnée dans ce domaine restreint, quand la population européenne immigrée et la masse indigène offrent à sa faculté d'expansion le champ le plus étendu. Pour qu'elle fût condamnée à ne pas franchir sa limite étroite, il faudrait que les autres nationalités représentées au Maroc possédassent, dès maintenant, des instruments d'éducation convenables ou fussent disposées à se les procurer. Heureusement pour l'avenir de notre œuvre au Maroc, nous n'en sommes pas là et il est facile de constater les lacunes immenses dont il nous appartient de profiter.

Les trois groupes principaux de population, en dehors des Français, auxquels l'enseignement s'adresse au Maroc, sont les indigènes, les Israélites et les Espagnols. Les premiers n'ont pas d'écoles: on ne saurait appeler de ce nom les petits cours de Koran que l'on voit partout et qu'il faut citer pour mémoire. Il suffit pour en deviner l'insignifiance, d'avoir aperçu, dans certaines ruelles de Tanger, par l'entrebâillement d'une porte, un groupe de petits Arabes accroupis dans une pièce obscure, sans meubles ni matériel d'aucune sorte, autour d'un taleb crasseux, qui leur fait inscrire et psalmodier les versets du livre saint, à l'exclusion de toute autre étude. Dans les écoles israélites presque toujours on donne l'enseignement en français. Loin d'être un obstacle à l'expansion de notre langue, elles en ont constitué jusqu'à ce jour l'adjuvant le plus précieux. Entretenues en partie par les communautés juives, en partie par l'Alliance israélite universelle, qui consacre à leur développement une générosité éclairée, elles sont dans la situation la plus prospère. On en trouve dans toutes les villes marquantes de l'Empire chérifien: à Tanger, à Tétouan, Larache, Fez, Rabat, Casablanca, Mazagau, Mogador et Marrakech. À Mogador, il y a deux écoles de garçons, et une école de filles, comprenant au total près de huit cents enfants. L'école de Tanger, avec ses trois cent vingt élèves, laisse au point de vue de l'instruction comme à celui de la tenue, une impression très satisfaisante. Les fondations de l'Alliance israélite présentent à l'initiative française un modèle à imiter; elles ne nous dispensent pas d'avoir nos écoles à nous, car elles s'adressent surtout à la clientèle juive, qui leur demande de consacrer à l'espagnol et à l'hébreu des soins particuliers, et d'imprimer, par conséquent, à leurs programmes, un caractère spécial. Elles sont un excellent appoint, dont notre influence profite, et qui ne doit que nous encourager.

Il y a, d'autre part, quinze écoles espagnoles: établissements laïques qui ne contiennent ensemble que quatre-vingts enfants; puis des établissements religieux, qui en comprennent plus de huit cents. Cette masse paraît d'abord imposante. Toutefois, il ne faut pas s'y laisser tromper. Les Franciscains espagnols, qui détiennent au Maroc le monopole de la propagande catholique, sont de très médiocres éducateurs. Les élèves auxquels ils donnent asile, dans des conditions rudimentaires, ne tirent pas grand profit des quelques années qu'ils passent auprès d'eux: ils s'en vont fréquemment sans savoir écrire ni compter, et sont le plus souvent, tenus de s'adresser à d'autres maîtres.

On voit qu'une large place reste ouverte à la nation qui voudrait s’occuper sérieusement des œuvres d’éducation au Maroc. Aussi, ne s’étonnera-t-on pas qu'il y a quelques années, les Anglais préoccupés alors de développer leur influence là-bas, aient créé quatre écoles, qui furent fréquentées par des enfants d’origine espagnole ou israélite; que l'automne dernier, les Allemands se soient donné le luxe d'une première école, avant-garde, sans doute, de plusieurs autres, enfin que les Espagnols mêmes se soient émus et qu'une somme de 300,000 pesetas ait été donnée dans la même intention par le riche marquis de Casa Riera. Ces velléités, qui valent d'être mentionnées, parce qu'elles nous montrent ce que nous avons à faire; ne doivent pas actuellement nous inspirer des craintes pour le succès de nos propres tentatives. Depuis l'accord franco-britannique, au sujet du Maroc; les écoles anglaises, ont perdu leur raison d'être elles végètent et s'éteignent doucement. Les Espagnols sont retardés par les compétitions entre Franciscains et laïques; l'infériorité de leurs méthodes pédagogiques les rend, d'ailleurs, peu redoutables. Restent les Allemands qui, sur le terrain de l'enseignement comme sur tous les autres, nous réservent au Maroc, les surprise d’une concurrence toujours aussi âpre mais, outre qu'il faut à tout prix éviter de nous laisser distancer par eux, l'avance que nous possédons doit nous donner pleine confiance dans l'issue de nos efforts. Un bel avenir attend donc nos écoles dans un milieu que l'existence déjà ancienne des écoles israélites a disposé admirablement à accepter la diffusion du français. Elles ne sauraient se borner à un rôle étroit, limité aux besoins de nos seuls compatriotes; leur devoir tout tracé est de travailler à faire adopter le français comme langue commune aux nationalités les plus diverses. Il importe, toutefois, d'examiner si elles sont ou peuvent se mettre à la hauteur d'une pareille tâche, et si l'espoir que l’on ne peut s'empêcher de fonder d'abord sur elles, a des chances d'être justifié (1).

Ne fît-on que visiter Tanger — Dieu sait combien de nos compatriotes y vont chaque année, en simples touristes, au cours d'un voyage en Espagne — on en voit assez pour se persuader du mérite de nos écoles, et de l'intérêt urgent qu'il y a à les encourager. Qu'en arrivant à la promenade classique de la plage, on oblique à droite au coin des grands immeubles que les Allemands ont construits. On sera tout ému d'entendre soudain une rumeur joyeuse de voix françaises. Devant soi, on a une cour de récréation où une soixantaine d'enfants jouent et font de la gymnastique. À gauche, un simple écriteau placé au-dessus d'une porte: «École française de garçons.» C'est la plus importante des deux écoles destinées aux enfants de la colonie européenne, où, pour parler comme les Tangérois, «l'école de M. Perrier».

M. Perrier, du cadre de l'enseignement primaire, vint en 1994 à Tanger, où il eut d'abord trois élèves; il en réunit maintenant plus de cent. Nos compatriotes qui le voient à l'œuvre s'accordent à reconnaître qu'il est un directeur énergique et un homme instruit; qu'il aime passionnément l'enseignement, et le pratique avec une habileté et une sûreté de méthode remarquables: qualités nécessaires dans un tel poste! Il suffit de feuilleter le registre des élèves pour voir clairement à quelles difficultés locales se heurte le problème de l'éducation. Sur cent vingt-six enfants inscrits actuellement, on ne compte pas même quarante petits Français; le reste se répartit entre neuf nationalités différentes (2). Or, que l'on entre dans une classe: on ne parviendra pas à s'imaginer que l'élève dont on regarde les devoirs fort bien rédigés est Roumain; que son voisin, qui vient de répondre nettement à une question d'histoire, est Anglais, et que c'est un Italien qui discute au tableau une règle d'intérêts composés. Non seulement tout ce petit monde parle un français correct, ce qui est déjà beau; mais il atteint et dépasse le niveau de notre certificat d'études primaires. Peu à peu l'école est parvenue à assurer les quatre cours prévus par nos règlements d'enseignement primaire: cours préparatoire, élémentaire, moyen et supérieur. Une douzaine d'élèves pourront aborder cette année le certificat d'études et trois sujets seront en état de se présenter au brevet élémentaire et au certificat d'études primaires supérieures. Les programmes sont les mêmes qu'en France, à cela près qu'une part est faite à l'étude de l'arabe et que, dans l'enseignement de l'histoire et de la géographie, on s'occupe, comme il est naturel, de l'Europe en général, et de l'Afrique du Nord. Ces résultats honorables supposent non seulement des efforts consciencieux, mais beaucoup de tact et de prudence de la part du directeur et de ses trois adjoints, MM. Prisse d'Avenues, Poncet et Denis. «Dans notre attitude, écrivait récemment M. Perrier, dans nos relations de toute nature, dans notre enseignement, nous nous appliquons à éviter tout ce qui serait de nature à blesser les susceptibilités religieuses ou nationales de notre jeune auditoire. Nous pensons atteindre sûrement notre but simplement par la dignité de notre vie, le respect des opinions d'autrui et l'impartialité de notre enseignement.»

Mais, à ce prix, l'école ne sert pas seulement à propager notre langue et à répandre l'instruction, elle opère directement, avec une efficacité surprenante, pour faire apprécier les Français et aimer la France. «L'esprit des élèves, voit-on dans le rapport d'avril 1907, leurs relations mutuelles, leur attitude envers leurs maîtres, les sentiments qu'ils professent pour les hommes et les idées françaises, témoignent de l'heureuse influence qu'on peut attendre de l'école sur les éléments européens de ce pays.» Le Français qui est allé visiter l'école est agréablement surpris ensuite de se voir saluer dans la rue avec un bon sourire par les enfants qu'il rencontre. Quant au professeur, l'élève qui le voit passer, fût-il avec ses parents, s'écarte de sa route pour aller lui serrer la main. Par un contrecoup facile à prévoir, les dispositions d'une bonne partie de la colonie européenne de Tanger nous deviennent plus favorables. «La sympathie des familles pour les maîtres, constatait le rapport du 16 novembre 1906, se manifeste d'une façon tangible par des rapports empreints de franche courtoisie et de confiance.» Ne trouvera-t-on pas caractéristique, l'exemple de ce négociant étranger, très gallophobe, qui possédait la maison où était installée l'école? Il se méfiait, à priori, d'un instituteur français. Mais enfin, l'occasion était là, à sa porte; mieux encore chez lui. Il confia ses deux fils. Au début, les enfants, prévenus contre leur maître, se hérissaient. Peu à peu, ils furent gagnés. Le père, qui était un excellent homme, content de les voir bien élevés et heureux, désarma lui aussi; il est maintenant un fervent de l'école française, et la France compte un ami de plus.

Le pendant de l'école Perrier, moins important mais fort honorable encore, est l'école de jeunes filles, située à l'autre bout de la ville, au pied du «Marchan». On trouve là une directrice française, Mlle Robinet, qui, depuis vingt ans installée à Tanger, est fort estimée des familles. Les résultats qu'elle obtient ne valent pas ceux que l'on atteint en France; mais il faut songer qu'elle est aux prises, non seulement avec une bigarrure de nationalités (3), mais avec l'indifférence contagieuse des femmes de ces pays envers tout genre d'étude. Souvent, les Andalouses de la bonne société savent tout juste lire et écrire: à l'école française, on apprend, du moins, la grammaire, l'arithmétique élémentaire, la couture, la broderie, un peu d'histoire, de géographie et d'anglais. Le 15 octobre dernier, a d'ailleurs été créée sur l'initiative de la Légation de France, une seconde école française de jeunes filles, qui comprend un cours supérieur.

En dehors de Tanger, nous ne possédons à l'usage des enfants d'Européens ou d'Israélites, que deux petites écoles mixtes, fondées depuis peu, l'une à Casablanca, l'autre à Larache, et comptant ensemble soixante-quinze élèves.

À ces cinq écoles primaires, répondant aux besoins les plus urgents, la Légation de France a jugé opportun d'ajouter tout dernièrement un collège qui, organisé sur le type de ceux de France ou d'Algérie, s'est ouvert à Tanger le 15 janvier 1909. Il y a plusieurs années que l'on songeait à créer ce nouvel organe. On se disait qu'il produirait une sensation excellente pour notre influence morale; que, d'ailleurs, il se peuplerait vite, car les familles résidant au Maroc, au lieu d'envoyer leurs enfants à Oran ou en France, préféreraient sans doute les garder auprès d'elles: peut-être même celles de Cadix, Séville et Huelva, suivraient-elles dans une certaine mesure cet exemple. On ne saurait encore dire, après un seul trimestre de fonctionnement, si ces prévisions se trouveront réalisées. Pour l'instant, le collège compte à peine plus d'élèves que de professeurs. Il y a lieu d'espérer pour plus tard beaucoup de bien de cette innovation pour le prestige de la France et les progrès de notre langue, mais à une condition: c'est qu'elle soit mise en harmonie avec ce qui existait avant elle; nous montrerons plus loin que faute d'un effort supplémentaire dirigé dans ce sens, son action resterait nulle et risquerait de devenir funeste.

À côté de ces divers établissements, qui s'adressent tous à des éléments européanisés, nous en possédons de très différents, qui sont spécialement destinés à la population indigène. Ils sont au nombre de quatre. Le plus important, celui de Tanger, fut créé en 1893 par un Algérien, le dévoué interprète de la Légation de France, Ben Ghabrit. Il est perché en pleine Kasbah, dans une ruelle pittoresque, où l'on ne s'attendait guère à rencontrer la moindre chose d'Europe, et il est destiné aux jeunes indigènes. L'installation a respecté la couleur locale; les trois classes donnent sur une cour intérieure couverte, dont le sol est feutré de nattes épaisses. En bas les tout petits, assis sur les talons, épèlent leurs lettres sur des tableaux muraux. Au premier étage, de plus grands font la lecture à haute voix, écrivent sous la dictée, apprennent les quatre opérations. Les plus âgés sont initiés à l'histoire, à la géographie et aux leçons de choses. Tel est le spectacle qu'offre l'école l'après-midi; mais le matin l'aspect est autre; on n'enseigne que le Koran, dont un «fekih» fait ressasser interminablement les versets; c'est alors une pure école musulmane. Nous avons là, avec les établissements de Larache, Casablanca, Tétouan et Oudjda (4), le seul instrument qui nous permette de faire pénétrer quelque instruction dans la masse du peuple marocain sans soulever contre nous le fanatisme (5). La clientèle comprend surtout les fils de Marocains employés par les Français auxquels il faut ajouter quelques enfants du voisinage, souvent très pauvres. Les élèves trouvent généralement à se placer ensuite dans des maisons françaises, soit comme chaouchs, soit en qualité d'ouvriers, ou même de caissiers. Plusieurs d'entre eux ont été gratifiés de bourses pour continuer leurs études à Alger et à Tlemcen.

Treize établissements, avec un peu plus de six cents élèves; voilà ce que représente aujourd'hui notre enseignement au Maroc. Mais comme cet embryon d'œuvre est intéressant déjà par les constatations positives qu'il permet de faire! Il est, dès maintenant démontré que nous pouvons transformer en une population scolaire homogène, et orienter vers le génie français, les éléments cosmopolites qui se trouvent réunis à Tanger. Il y a là un résultat acquis, dont l'importance n'échappera à personne. Les Européens s'acclimatent au Maroc plus facilement encore qu'en Algérie et en Tunisie; là où nous ne voyons encore que des colonies de quelques milliers d'âmes, seront implantées plus tard des agglomérations considérables. Dans le mélange de nationalités qui se forme, un élément prédominera, et si nous laissions faire les circonstances, ce ne serait pas le Français, qui ne saurait être le plus nombreux: le travail qui s'accomplit dans nos écoles montre que, si nous le voulons, c'est notre langue et notre culture qui donneront à cette Babel sa personnalité propre. Quant aux écoles franco-arabes, pour imparfait que soit leur fonctionnement, elles prouvent que le cerveau des jeunes Marocains, du moins de ceux des villes côtières, peut s'ouvrir à nos idées; elles nous indiquent le moyen de former la multitude d'employés de commerce et d'artisans, sans parler des officiers de santé et des fonctionnaires, par lesquels la civilisation s'introduira graduellement, au légitime profit de la France.


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Il s'agit maintenant de transformer cette intéressante ébauche d'institutions scolaires en une œuvre qui réponde enfin à l'importance du résultat que nous entrevoyons. Il ne faut pas se dissimuler qu'un grand effort reste à faire. Nos écoles possèdent de quoi vivre petitement, au jour le jour; il leur a toujours manqué les moyens matériels de prendre leur essor, et le programme suivi qui aurait guidé leur développement. Ce sont les deux éléments essentiels qu'il est urgent de leur procurer.

Les subsides sont indispensables dans un pays comme le Maroc. Il existe là-bas envers l'enseignement les mêmes préjugés dédaigneux que dans la péninsule voisine. En Espagne, un proverbe dit: «Pauvre comme un maître d'école.» À Tanger, un Français diplômé qui veut donner des leçons se voit offrir gravement 0 Fr. 75 à 1 franc l'heure; une répétition payée 30 sous est largement rétribuée. On a peine à obtenir des parents qu'ils versent chaque mois de 6 à 10 pesetas — 5 fr. 10 à 9 francs — pour l'éducation de leurs enfants; certains se font tirer l'oreille fort longtemps pour acquitter ce faible droit. D'ailleurs, il y a des Français peu fortunés, dont on accepte gratuitement les fils; puis, par bonté, et pour se faire bien venir, on accueille aussi quelques petits étrangers de condition modeste. Pour les écoles franco-arabes, il n'est généralement même pas question de rétribution: au contraire, on fournit les élèves de vêtements et de babouches. Si l'on ajoute qu'à Tanger la vie est très chère — plus qu'à Paris — on se persuadera aisément que nos maîtres ont besoin de sérieuses subventions; les choses se passent à peu près comme si nous donnions l'enseignement gratuit.

Les secours nécessaires à leur existence ont été fournis jusqu'à présent aux écoles du Maroc dans des conditions honorables pour l'initiative particulière, mais très défectueuses à divers points de vue: ils n'ont été ni assez abondants, ni assez réguliers. La charge en est retombée presque en entier sur l'Alliance française. Cette société, qui s'est donné la lourde tâche de subventionner dans le monde entier les écoles françaises, créa dès 1884 des Comités au Maroc, et elle n'a cessé depuis lors, de consacrer aux écoles l'activité de ses membres et les dons qu'elle a pu recueillir. Le Comité de Tanger, devenu en 1904 Comité régional, a tiré le meilleur parti des ressources locales (6); son Président a poussé le dévouement jusqu'à combler parfois le déficit de ses propres deniers. De leur côté, certains Comités de France, ceux des XIe et VIIIe arrondissements de Paris, ceux de Sèvres, Saint-Cloud, Amiens, Roubaix, Le Quesnoy, Reims, Saint-Étienne, Carcassonne, Pau, ont envoyé à plusieurs reprises des subsides. Ces efforts très méritoires ont heureusement sauvé les œuvres françaises d'éducation; ils ne pouvaient pas suffire, à leur assurer le développement souhaité. La plupart du temps, à peine possédait-on de quoi secourir les écoles au fur et à mesure qu'elles criaient famine; il y a un an encore, la caisse de Tanger était à sec, et l'on devait implorer en hâte l'aide de la Légation de France. Quand des ressources supplémentaires venaient, c'était à intervalles très irréguliers, d'origines toujours différentes, et sans qu'il fût possible de compter sur elles. Or, plus que toute autre entreprise charitable, une œuvre scolaire a besoin d'un budget fixe et prévu.

S'agit-il de soigner des malades ou de rapatrier des indigents, si l'on récolte des sommes très variables d'année en année, on fait le bien tantôt dans une large mesure, tantôt moins qu'on ne voudrait; l'œuvre n'en remplit pas moins sa mission. Tout autre est le cas d'une école: la perspective des vaches maigres empêche de profiter des vaches grasses. Si, par suite d'une propagande active, ou de l'heureuse inspiration d'un Comité de l'Alliance française, elle recueille parfois plus que son train ordinaire de dépenses ne le réclame, l'excédent ne peut lui servir à se développer. D'abord, il se produit généralement en cours d'année, à un moment, où l'on ne saurait modifier l'organisation des classes ni le nombre des élèves. Puis, rien ne garantit qu'il se renouvellera l'année suivante: et dans ces conditions comment faire venir des maîtres de France ou d'Algérie, et recruter des enfants, pour congédier les uns et les autres à la rentrée prochaine? Il semble que ces deux dernières années, la Légation de France à Tanger se soit émue de cette détresse persistante. Mais ce n'est encore qu'un palliatif. Ainsi, le budget de l'école Perrier s'établissait pour 1907-1908, de la manière suivante:



DÉPENSES

Loyer : Pesetas 2.520
Un directeur : 3.300
Deux maîtres : 4.320

Total : Pesetas 10.140

RECETTES

Subvention de la légation : Pesetas 4.400
Subvention de l'Alliance française : 1.200
Rétributions scolaires (60 élèves à 6 pesetas par mois) : 3.600

Total : Pesetas 9.200


Le déficit atteint donc encore près de 1.000 pesetas. On conserve péniblement ce qu'on a, sans rien pouvoir entreprendre. Tout ce que l'Alliance française a pu innover dans ces dernières années a été l'enseignement franco-arabe; et si modeste que soit cette tentative, elle donne de constantes inquiétudes pécuniaires à l'infortuné Comité de Tanger.

Il n'est pas moins urgent de se mettre d'accord sur un programme d'extension de nos écoles. L'absence d'une vue d'ensemble s'est fâcheusement fait sentir. Il serait funeste que l'initiative particulière se donnât libre cours pour fonder çà et là des établissements destinés à crouler tôt ou tard. On l'a vu il y a quelques années pour l'enseignement franco-arabe: le dévouement et l'activité ne suffisent pas, s'ils ne sont pas disciplinés. Un plan d'action commune a encore une autre utilité. Demander en France des fonds pour les écoles du Maroc, sans indiquer à quel usage précis les sommes obtenues seront employées, c'est s'exposer à un insuccès. Le Maroc n'est plus assez à la mode pour que son nom, seul déchaîne l’enthousiasme; au lieu qu'on trouvera des donateurs, si l'on explique point par point les besoins de notre cause. Un exemple s'en est présenté tout récemment: l'école de Tanger manquait d'appareils de laboratoire pour commencer un petit cours de sciences dans sa classe supérieure. Un comité de l'Alliance française — celui du XIe arrondissement de Paris — en a été informé; il a jugé digne d'intérêt une création qui compléterait l'instruction de nos élèves, et rehausserait aux yeux de la colonie étrangère de Tanger, la valeur de notre école; il a voté aussitôt un crédit pour l'achat d'un cabinet de physique, qui a été acheminé vers Tanger. «Nous aimons à voir l'effet de ce que nous donnons», disait à ce propos un des membres de ce comité; tant il est vrai que les meilleures idées, si elles ne comportent pas de réalisation tangible, ne recueillent que des adhésions aussi platoniques qu'elles, tandis qu'un projet étudié dans ses détails et pratiquement exécutable a chance d'attirer des collaborations effectives (7).

Pour tracer un plan de campagne, il faut d'abord consulter les Français qui résident au Maroc, et particulièrement ceux qui ont longtemps séjourné sur la côte et dans l'intérieur: ils nous fournissent des données précises, et nous indiquent dans quelles conditions nous pouvons répondre aux besoins de la clientèle européenne, et développer ceux de la clientèle indigène. Avouons qu'il n'y a rien de plus sage et de plus modéré que les désirs de nos compatriotes du Maroc; nous n'avons pas à redouter qu'un zèle inconsidéré les entraîne: ils ont trop conscience des difficultés qui les environnent pour nous souffler des avis imprudents. Bien mieux: leur premier soin est de nous mettre en garde contre la tentation de voir trop grand. Ils ne tiendraient nullement à nous voir tracer un programme ambitieux: pour les Européens, enseignements primaire, primaire supérieur et secondaire, avec un nombre déterminé de maîtres de chaque catégorie; pour les indigènes, une série d'écoles taillées toutes sur le même patron et revenant annuellement à «tant» chacune. Ils jugent que si cette manière de procéder convient assez au génie français, elle rencontre ici de graves obstacles: difficulté de recruter un personnel habile; risque de décourager les bonnes volontés par cette invasion du fonctionnarisme. Ils ajoutent que nous ne sommes pas les maîtres au Maroc comme dans le reste de l'Afrique mineure; que nous ne disposons d'aucun moyen administratif de peupler nos écoles, ni de combattre la concurrence si jamais elle se produisait. Ils nous recommandent donc de tirer le meilleur parti de ce que nous avons déjà, et de nous inspirer, pour toute innovation, des expériences acquises.

Voyons d'abord ce qui convient à notre clientèle européenne. Nos écoles de Tanger jouissent d'une réputation établie, qui est un gage important de succès; elles sont dirigées avec intelligence et tact. Il faut les secourir et les compléter. Mais surtout il faut porter aide, à notre grande école primaire de Tanger, de manière qu'elle puisse cœxister avec le collège récemment fondé. C'est une question qu'il est extrêmement urgent de résoudre. On remarquera, en effet, que nos écoles primaires, trop peu subventionnées, ne peuvent pas être gratuites; elles ne s'adressent donc pas actuellement à la totalité de la population non indigène, mais seulement à la petite bourgeoisie, et la quantité restreinte de recrues supplémentaires qu'elles se procurent par le système des bourses d'études dépend elle-même étroitement du nombre des admissions payantes. Où se recrutera, d'autre part, le collège? Parmi la bourgeoisie également, car les scolarités qu'il exige sont plus élevées encore. Il en résulte que nos deux établissements entrent en concurrence. À supposer même que leur clientèle commune fût surabondante, il y aurait déjà là une dépense inutile d'argent, et d'énergies. Mais ce qui rend l'inconvénient beaucoup plus grave, c'est que cette clientèle aisée était à peine assez nombreuse pour faire vivre l'école existante. Voilà donc des fondations aussi françaises, aussi intéressantes l'une que l'autre, condamnées à se livrer, sous les yeux de l'étranger, un combat implacable. Entre le collège, suffisamment doté pour pouvoir au besoin se passer d'élèves, et l'école, qui ne reçoit de l'État que 4,500 francs, la lutte serait inégale. L'école, qui a le grand mérite de s'être installée à Tanger la première, dans des circonstances difficiles, au lendemain de la visite de l'empereur d'Allemagne, et qui est un organisme vivant et sympathique, serait ruinée par le collège né d'hier; le directeur de cette école, en récompense des services qu'il a rendus à sa patrie, se verrait ôter son gagne-pain. En fin de compte, tous les élèves de l'école n'étant pas assez riches pour fréquenter le collège, le nombre des petits Tangérois acquis aux idées françaises aurait sensiblement diminué, et il nous en coûterait. 40,000 francs de plus par an.

Il n'y a guère qu'un moyen d'écarter ce péril. On ne peut songer à abandonner le collège; peut-être eût-il été préférable de remettre à plus tard sa création; mais après que le représentant de la France l'a publiquement installé, sa disparition serait un aveu officiel d'incohérence et de faiblesse. Le vrai remède consiste à assurer au collège et à l'école primaire des clientèles différentes: puisque le collège est payant, il faut qu'en déchargeant l'école de tout souci matériel on lui permette désormais d'être gratuite. Ce serait 7 à 8,000 francs de plus à trouver par an: est-ce payer trop cher la sauvegarde de l'œuvre entreprise à Tanger, et son extension aux milieux pauvres où nous ne parviendrions pas à pénétrer autrement, et qui resteraient privés des bienfaits de l'instruction, ou acquis à la propagande de nos rivaux?

Cette première et essentielle réforme une fois opérée, quelques fondations nouvelles seraient à envisager, les unes dans un délai assez court, les autres dans un avenir plus ou moins éloigné. Tanger a besoin d'une école maternelle, pour décharger les petites classes des trois autres écoles d'un appoint encombrant de marmots, et pour leur amener d'ailleurs un supplément d'élèves déjà dégrossis. Il faudrait qu'elle fût créée incessamment, à la rentrée d'octobre, par exemple, Casablanca devrait être munie d'une deuxième école, de manière à posséder son groupe scolaire, que l'importance de la population française et européenne en général légitime amplement. Notre occupation sera d'autant mieux venue qu'elle pourvoira plus largement aux besoins de ceux qui sont demeurés ou venus s'établir sous la protection de nos troupes.

On peut placer au second plan l'installation d'une école primaire supérieure à Tanger. Elle offre certaines difficultés. Il faut trouver un directeur exceptionnellement adroit et instruit, tel que les circonstances locales l'exigent; et cependant on ne saurait lui proposer l'attrait d'un gros traitement. En attendant, il semble que les efforts puissent utilement se concentrer sur le petit cours supérieur qui fonctionne actuellement à l'école de Perrier. On y enseigne déjà l'algèbre, l'arabe, un peu de physique, de chimie et de sciences naturelles. Si d'autres comités de l'Alliance française, ou des particuliers généreux suivaient l'excellent exemple donné par le comité du XIe arrondissement de Paris, et envoyaient à cette école les appareils et les divers accessoires scolaires — atlas, fournitures de dessin, etc., — qui lui manquent, ils rendraient d'autant plus facile le développement de cet embryon d'enseignement primaire supérieur.

La tâche de l'enseignement franco-arabe est plus étendue, et elle requiert encore plus de prudence et de doigté. Nos compatriotes sont unanimes à nous signaler que la majorité des indigènes nous hait et se méfie de tout ce qui nous touche. Cet état d'esprit n'est pas la conséquence des derniers événements: nous avons au contraire gagné de provoquer la crainte au lieu du mépris; nous souffrons simplement d'être, de tous les infidèles, ceux que l'on voit le plus, et dont on redoute le plus l'activité. Les Algériens, naturellement appelés à nous servir d'intermédiaires, sont regardés comme des musulmans mâtinés de Français, et ne sont pas moins détestés: il est juste de dire qu'ils le rendent avec usure aux Marocains. Si nous ne voulons pas provoquer une explosion de fanatisme contre nous, il faut opérer sans éclat et nous adapter avec souplesse aux circonstances. Nul n'a moins que les Français revenus de l'intérieur, l'illusion qu'il suffira d'un trait de plume et d'un peu d'argent pour que vingt écoles identiques s'ouvrent du jour au lendemain en vingt endroits différents de l'empire chérifien, soient fréquentées et fonctionnent à la satisfaction de tous. Une préparation attentive, déclarent-ils, doit ici précéder toute innovation. Il est indispensable de n'envoyer au Maroc d'autres instituteurs algériens que des hommes bien préparés au rôle difficile qui leur échoit. Un jeune adjoint, fraîchement sorti du cours normal d'Alger, peut scandaliser inutilement les Marocains par son costume et ses manières à demi européanisés, et il sera loin de rendre les mêmes services qu'un collègue d'une piété reconnue et d'aspect plus vénérable. Aujourd'hui, et peut-être pour longtemps encore, ne l'oublions pas, le français et toutes les connaissances modernes ne peuvent passer que dans les bagages du Koran: ils entreront d'autant plus facilement qu'ils seront moins remarqués. Il n'est pas douteux qu'il faille développer nos écoles de Tanger et de Larache, relever celles de Tétouan et de Mogador, et en fonder d'autres dans les ports principaux où la tranquillité est rétablie, comme on vient de le faire à Rabat et à Mazagan. Mais les instituteurs algériens auxquels nous confierons le soin délicat de répandre notre langue devront être généreusement payés. Si nous leur offrons des traitements de famine variant de 1,500 à 1,800 francs, nous risquons d'attirer surtout des jeunes gens peu expérimentés, qui feront plus de mal que de bien à notre cause. Quitte à créer un moindre nombre d'écoles, il ne faut pas hésiter, croyons-nous, à promettre un minimum de 3,000 francs à ceux qui accepteront de s'expatrier ainsi.

Dans l'intérieur du pays, à El-Ksar, par exemple, nous aurions intérêt à ne pas demeurer inactifs: toutefois nos compatriotes, que le sort du Dr Mauchamp a cruellement éclairés, estiment qu'il ne faut rien brusquer. Ils nous suggèrent d'ailleurs que, dans les endroits où l'hostilité de la population ôterait à une école ordinaire toute chance de réussir, il resterait une ressource à étudier. Beaucoup de notables Marocains, au dire des personnes qui ont voyagé et vécu dans l'intérieur du Maroc, ne répugneraient pas à faire apprendre le français à leur fils. Deux considérations paraît-il, les arrêtent: la crainte d'être mal vus des croyants, et la présence dans nos écoles d'enfants de très humble condition. Rien n'empêcherait de faire entreprendre quelques petites enquêtes auprès des Marocains riches de certaines villes fanatiques, et, le cas échéant, faute de mieux, d'ouvrir discrètement une sorte de cours privé auxquels ils enverraient leurs fils sans crainte de se compromettre. Il pourrait sortir de là des fonctionnaires du Makhzen qui parleraient fraisais.

Les écoles primaires franco-arabes ne réclament pas qu'on leur superpose des établissements d'un degré supérieur. Elles continueront d'envoyer en Algérie, en qualité de boursiers, le petit nombre d'élèves qui seraient dignes de pousser plus loin leurs études. Elles auraient pourtant besoin d'être complétées, si nous ne voulons pas voir retomber à la barbarie native beaucoup des enfants qu'elles en auraient tirés pendant quelques années. C'est à des cours professionnels que l'on pourrait demander ce supplément d'éducation, avec succès sans doute. L'Alliance Israélite Universelle nous fournit à cet égard, des exemples qui sont des précédents rassurants. Elle a créé en Perse, en Syrie, et aussi en deux points du Maroc — à Tanger et à Casablanca — des écoles professionnelles qui sont très prospères. Elle a du parfois changer complètement les habitudes de ses coreligionnaires et elle est parvenue à faire vivre de leur industrie des populations qui végétaient sans occupations bien avouables. Rien n'oblige à penser qu'au Maroc, où nous avons affaire à des gens depuis longtemps répartis entre divers corps de métier, aux descendants des habiles ouvriers qui firent jadis la prospérité de Tolède et de Cordoue, nous ne soyons pas récompensés de nos efforts. Nous éviterions en tout cas de faire les indigènes moins maniables, et peut-être dangereux, en rendant à une existence oisive et misérable des individus à demi instruits, prompts à retourner contre la civilisation européenne le prestige qu'ils tiendraient d'elle. La question mériterait que l'on fît une enquête technique sérieuse, et que l'on tentât un essai restreint, si l'on veut, à une seule branche d'industrie.

Pour compléter l'organisation de notre enseignement au Maroc, il y aurait enfin quelques mesures accessoires à prendre. Au premier rang se place la création d'œuvres post-scolaires. Le défaut de nos écoles, d'où les enfants sortent avant treize ans, est de ne pas donner à la culture française des racines assez profondes rendus à un milieu exotique, ne parlant plus guère que l'espagnol, les jeunes gens que l'on a formés risquent, s'ils ne sont point suivis par leurs maîtres, de se détacher peu à peu de nous. Un collège, en les gardant plus longtemps au contact de nos idées, parera en partie ce danger; mais prospérât-il demain, il ne s'adressera qu'à un nombre restreint de familles. Il faudrait enrichir la bibliothèque de l'école de Tanger, qui compte déjà deux mille volumes, et qui ne suffit pas aux demandes des lecteurs. Il conviendrait de soutenir les groupements des anciens élèves de l'école française, sous forme de société chorale, ou de société de tir et de gymnastique par exemple. Le directeur de l'école ne demande qu'à marcher dans cette voie, il faudrait lui en faciliter les moyens.

Voici ce qu'il écrivait, à la date du 22 mai 1908: «La chorale fonctionne heureusement et elle a fait tous les frais d'une petite fête que nous avons donnée à l'école le 26 avril dernier, à laquelle assistaient M. le Chargé d'affaires de France, et une foule nombreuse appartenant aux diverses colonies européennes de Tanger. Une estudiantina de quatorze exécutants multiplie ses répétitions de façon à pouvoir jouer à la distribution des prix qui aura lieu vers le 14 juillet. Il est évident que ces organisations, auxquelles s'ajoutera l'année prochaine une société de gymnastique et de tir, n'ont d'intérêt actuel que par les promesses qu'elles portent en elles en tant qu'œuvres susceptibles de grouper dans l'avenir sous notre drapeau l'élite de la jeunesse européenne de Tanger.» On voit, sans qu'il soit nécessaire d'y insister, combien de pareilles initiatives méritent d'être encouragées. C'est par les efforts en commun, les contacts multipliés, que se fondra peu à peu en une masse homogène, animée de l'esprit français, la population scolaire hétéroclite d'une ville telle que Tanger. Ces réunions auxquelles s'associent, sous la présidence du représentant de la France, des parents et des enfants venus de tous les coins de l'Europe, montrent combien notre influence peut gagner à ce mode d'extension familial et spontané. Là encore, l'aide des Français de la mère-patrie devrait se faire sentir, et l'on aimerait que ces institutions naissantes eussent en France de bienveillants patronages.

Une autre amélioration, d'ordre purement administratif, celle-là, contribuerait à transformer notre œuvre éducative en un corps cohérent et vivant. Elle consisterait à faire inspecter fréquemment les écoles, afin d'empêcher l'influence de l'éloignement et du climat d'agir insensiblement sur le zèle de nos maîtres. À Tanger, la tâche serait facile; ailleurs, on ferait appel à la bonne volonté des officiers ou des fonctionnaires diplomatiques français, ou, mieux, l'on enverrait en tournée, de Tanger, une personne compétente.

Pour réaliser un tel programme, il faudrait actuellement, outre les subsides que la Légation de France a décidé d'accorder désormais, et les subventions fournies par l'Alliance française, un budget d'une soixantaine de milliers de francs (8). On conçoit qu'une société privée soit embarrassée de s'imposer ce sacrifice. On citera l'exemple de l'Alliance israélite universelle qui consacre tous les ans 70,00 fr. à ses 20 écoles et à ses 3,800 élèves du Maroc. L'Alliance française étant moins ancienne, plus chargée de besognes diverses, et, il faut l'avouer, moins favorisée de bienfaiteurs, ne saurait approcher même de très loin d'un pareil chiffre. Sans doute on peut compter sur ses comités pour renouveler un généreux effort; sur les particuliers soucieux de la grandeur de notre pays; peut-être aussi sur les Chambres de commerce de villes, comme Marseille, Lyon, Bordeaux, Le Havre, qui font jusqu'à huit et dix millions d'affaires avec le Maroc. Mais il faudrait à ces initiatives un soutien puissant, si l'on veut éviter que l'immensité de la tâche les rebute. C'est ici que, sans crainte de se compromettre, l'État pourrait intervenir.

Le Parlement l'avait jugé ainsi, puisqu'il avait prévu en 1907 pour les œuvres d'enseignement français au Maroc, un subside annuel de 62,000 francs. Cette somme passa d'abord à 1,000 francs près, à la construction du commissariat civil d'Oudjda, considérée comme plus urgente. La seconde année, 7,000 fr. allèrent aux écoles de Tanger et peu à peu l'extension des secours, la création des écoles franco-arabes de Rabat et de Mazagan promettaient des jours meilleurs, quand, au début de 1909 est apparu le collège, qui absorbera désormais le reste du crédit. Ainsi le sort de notre enseignement primaire et franco-arabe demeure encore en suspens; il a même empiré, comme nous l'avons prouvé, depuis la création du collège. Il est indispensable de sortir de cette situation avant la rentrée d'octobre prochain. Il faut que d'ici là, — on nous pardonnera d'y insister, — on ait recueilli des subsides et déterminé comment et par qui ils seront employés.

Sur ce dernier point, quelque hésitation peut se produire. Peut-être répugnerait-on à engager dans de nouvelles tentatives les représentants de la France? Assurément, il n'est pas sans inconvénient que la malveillance étrangère (9) puisse dénoncer une soi-disant conquête par l'école; que, s'il se produit des échecs partiels, ce soit la Légation qui les endosse; enfin, que le personnel de cette Légation, déjà aux prises avec les besognes diplomatiques et juridiques les plus épineuses, soumis à des déplacements continuels et fatigants, soit encore surchargé de tâches, étrangères à ses attributions. Mais qui empêche l'État, tout en laissant à ses agents officiels le contrôle supérieur de tout ce qui s'accomplira là-bas, d'employer pour le gros œuvre un intermédiaire officieux, comme l'est une Société d'enseignement, Mission laïque ou Alliance française? En l'espèce, l'Alliance française qui a déjà fait de gros sacrifices au Maroc, et qui a donné ses preuves, paraît désignée pour cette mission de confiance; nul n'est mieux qualifié qu'elle pour imposer une direction ferme à un personnel qu'elle tient en main depuis plusieurs années, et pour suivre dans ses détails, jour par jour, l'exécution du plan que l'on aura approuvé. En lui fournissant des secours, qu'elle répartirait suivant un programme dûment concerté, on concilierait, semble-t-il, la nécessité d'être circonspect avec celle de ne pas laisser plus longtemps en souffrance la cause du français au Maroc.

L'instrument de notre propagande n'est pas à inventer: nous l'avons entre nos mains; à nous de le perfectionner et de nous en servir par une collaboration active de l'État et des particuliers. Nos compatriotes du Maroc n'ont pas jusqu'ici failli à leur lâche, et ils sont prêts à la remplir demain avec le même dévouement; nos frères de l'armée ont sacrifié leur vie: serons-nous simples spectateurs de tant d'efforts, quand il est en notre pouvoir de les seconder et d'en affermir les résultats? Il y a en France un patriotisme trop éclairé, pour que l'on néglige de faire en ce moment, où nous touchons au but, le sacrifice nécessaire pour réussir. Si nous hésitons, les circonstances nous deviendrons moins favorables. Déjà, en octobre 1907, on proposa à l'école israélite de Tanger de lui fournir gratuitement des cours d'allemand; comme elle refusait, nos voisins surent trouver des fonds pour établir l'école allemande; ils viennent d'y annexer un cours d'adultes. Une bibliothèque allemande a été fondée à Tanger. Si, plus tard, quand nos vaisseaux et nos troupes seront repartis, on nous montre nos écoles franco-arabes désertées par les indigènes, et nos écoles européennes menacées par une concurrence croissante, combien regretterons-nous l'instant actuel, où nous étions les maîtres de leur avenir?

Notes

(1) Une excellente étude d'ensemble sur l'instruction française et étrangère au Maroc a été publiée il y a quelques mois, sous le titre: L'Enseignement au Maroc (Alger, 1998), par M. Ch. René Leclerc, le jeune et actif délégué général du Comité du Maroc à Tanger, dont on connaît la série d'intéressantes monographies sur les questions algériennes et marocaines.

(2)
OctobreMaiAvril
190719081909
Français 264136
Espagnol 124755
Anglais 5913
Italiens 578
Portugais 435
Suédois 221
Roumains 222
Suisses 223
Grec 110
Musulmans 222
Hollandais 001
61116126

(3). En 1906-1907:

Françaises 2
Suédoises: 2
Syrienne 1
Algérienne 1
Espagnole 1
Grecque 1
Marocaines 17
(Israélites de familles aisées).

Nombre d'élèves en avril 1909: 54

(4) Il y avait une école franco-arabe à Fez, dont les désordres récents empêchent encore la réouverture. Celle de Mogador a disparu faute d'argent. Par contre, il vient de s'en ouvrir deux, à Rabat, et à Mazagan, grâce à la Légation de France.
(5) En 1905, les prédictions hostiles qu'un Taleb fit à la grande mosquée de Tanger ramenèrent rapidement le nombre des élèves de 80 à 40. Il est depuis remonté en avril 1908 à 81, aujourd'hui, à 90.
(6) L'an dernier, une fête de charité fut organisée avec succès.
(7) Le même comité, — que n'en avons-nous beaucoup d'aussi actifs! — mis au courant des besoins de nos bibliothèques au Maroc, a organisé une tombola; il a ainsi recueilli 700 francs, qui vont être affectés à des achats de livres.
(8) Aujourd'hui le total des subventions ne s'élève pas à 28,000 fr., le collège excepté.

Les écoles espagnoles elles-mêmes sont, paraît-il, plus favorisées; elles recueillent environ 30,000 francs dont elles font le piètre usage qu'on sait.

(9) Se rappeler les aigres articles de la presse allemande (notamment la Gazette de Cologne du 18 Janvier 1906), contre l'œuvre de l'alliance israélite; encore ne s'agissait-il que d'une société presque internationale, envers laquelle ces attaques étaient visiblement injustes.

Source
Revue politique et parlementaire, 16e année, tome 60, no 179, mai 1909, p. 339-358.
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