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Ponge, serviteur de la langue française |
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Texte |
Francis Ponge ne fut pas de ces enfants prodiges dont Mozart ou Rimbaud nous offre de célèbres figures ; il est l’homme prodige du grand âge. Si longtemps inconnu, puis méconnu, il connut au soir de sa vie de ces consécrations tardives qui prouvent que la gloire n’a qu’un vrai secret, qui est d’insister. Il eut des amis – on les voit, à travers sa correspondance avec Paulhan , qui l’entourèrent beaucoup sans jamais vraiment le pousser au pavois – ; il eut à l’approche de la mort une cohorte d’admirateurs et de disciples comme en suscitent toujours les œuvres difficiles, ou du moins si nouvelles qu’elles déroutent. « Je suis un suscitateur » écrivait Ponge le 1er mars 1942, à 2 heures du matin (chez Ponge, le moindre détail compte, c’est son parti pris).
A 31 ans, en 1936, Ponge publie son premier livre, Douze petits écrits ; à 47 ans, en 1942, il publie son second ouvrage, qui va lui donner une soudaine notoriété : Le Parti pris des choses. De ce début laborieux, secret, modeste comme il le dit lui-même, à la publication des deux volumes de sa correspondance avec Jean Paulhan,1 qui nous permet de suivre jour après jour ce lent cheminement, et à celle du magistral Cahier de l’Herne, dirigé par Jean-Marie Gleize et paru en 1986, on mesure l’entêtement, l’orgueil, la grandeur d’un tel parcours.
Dans la correspondance avec Paulhan, on ne trouvera pas exactement ce qu’on trouve dans celles de Claudel, de Gide, de Suarès, de Valéry et de tant d’autres à la même époque. En effet, bien qu’une forte odeur d’encre s’en dégage, ce n’est pas à proprement parler une correspondance littéraire, si c’est bien une correspondance d’hommes de lettres. On sait que Ponge a choisi sa manière d’écrire par horreur, ou méfiance, des idées. Il n’est à peu près jamais question de politique (une ou deux remarques de Paulhan mises à part), encore moins de philosophie ou de religion ; quant aux engagements personnels de Ponge (on sait qu’il milita fort à gauche dans l’avant-guerre), les rares fois où il en parle, c’est comme pour s’en excuser en les mettant sur le compte de sa « modestie » (il deviendra farouchement gaulliste sur le tard).
En effet, il n’y a pas plus humble ni plus altier que Ponge. La gloire tardive ne doit pas faire oublier la condition réelle des créateurs qui respectent assez leur public pour ne pas leur faire de concessions. Il est donc bon de citer certaines lettres. L’une du 18 décembre 1946 : « Jean, je traverse une période difficile et j’ai besoin de ton soutien ». Une autre de mars 1947 : « A vrai dire, je me sens – plus souvent encore qu’autrefois – près d’atteindre le fond du désespoir ». Et celle-ci d’octobre 1948 : « Je suis fâché de te savoir malade … On est venu saisir hier mon mobilier. Je dois être vendu le 17 novembre. Il commence à faire froid. Nous avons commandé un poêle, mais nous n’avons pu laisser que des arrhes et ne pouvons aller le chercher. » C’est la poésie de tous les jours : Ponge ne se plaint jamais vraiment (sauf de l’amitié défaillante de Paulhan) ; il essaie seulement de survivre sans renoncer.
Cette amitié de Paulhan, de ce personnage élevé de longue date au rang de mythe, quelle fut-elle ? Certainement décevante, sautillante, imprécise. Cette publication comporte beaucoup de lettres que Ponge, en fin de compte, n’a pas envoyées : elles ne sont pas dures, elles sont blessées (il y a la sombre histoire du « prix de la Pléiade » que la seule voix de Paulhan fit attribuer à un autre que Ponge, alors qu’il lui eût été si nécessaire). Dans les lettres de Paulhan, il y a certes beaucoup de flatteries, mais on remarque pourtant que le grand-maître de la NRF n’a jamais publié la moindre ligne sur son ami, tout en l’assurant si souvent en privé de son admiration. Mais Ponge, en retour, ne va-t-il pas devoir toujours perfectionner son art pour plaire à Paulhan, dont l’approbation lui semble au fil des ans plus essentielle ? C’est peut-être le secret de ce genre de liens toujours souffrants mais que rien ne rompt, jusqu’à la mort.
Le Cahier de l’Herne fera date, je crois, comme étant un modèle du genre. On peut dire que tout y est – des témoignages émouvants mais jamais convenus d’écrivains comme Mandiargues, Gracq, Tardieu, Jaccottet, Raymond Jean, Etiemble, aux thèses savantes sur la métrique de Ponge ou sur la philosophie de ce philosophe qui ne veut surtout pas en être un au sens où l’on prétend le forcer à l’être.
Serge Koster, dans son très bel ouvrage sur Ponge2, rapporte que celui-ci se rendit compte à dix-huit ans, nettement que … « la société des hommes est une assemblée sans pudeur où toutes les hontes s’excusent, c’est-à-dire s’étalent cyniquement et sans crainte de représailles impossibles. (…) Société hideuse de débauche » : c’est le ton des lettres de Montherlant à Faure-Biguet, au même âge. D’où « l’héroïsme de la moindre chose », d’où le choix de remplacer « les idées par la beauté formelle », d’où que son ami Groethuysen lui écrivit un jour : « Mieux que De natura rerum, votre œuvre pourrait s’intituler De varietate rerum ».
Ce qui a sauvé Francis Ponge du nihilisme, c’est la langue française. Son Pour un Malherbe3, occulté par la plupart des commentateurs, le prouve somptueusement, et c’est à Ghislain Sartoris, dont le texte est parmi les meilleurs du Cahier que je laisse ici le commentaire : « La perfection morale, c’est-à-dire la sainteté qui consiste à bien choisir ses termes, à bien peser ses mots, à mesurer ses paroles, à parler en son nom, en proportion avec notre mesure, et de sorte que les hommes d’honneur s’y reconnaissent, est d’aimer sans mesure la langue maternelle, forme de notre âme, elle-même forme de notre corps ; et c’est être parfaitement sage que d’être parfaitement furieux pour une si digne passion, écrit Malherbe. »
En un moment, le nôtre, où les serviteurs dévoués à ce culte sont chaque jour plus rares, lorsqu’ils ne sont pas persécutés par le génie de la politique internationale, voire de la politique départementale, l’ultime témoignage de Francis Ponge est le monument qu’il nous fallait. On laissera un moment le trottoir médiatique pour le revisiter avec profit.
1-Jean Paulhan et Francis Ponge, Correspondance (1923-1968), 2 vol., Gallimard éd.
2-Henry Verdier éd., 1983
3-Gallimard éd., 1965 |
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