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Survol de quelques législations linguistiques dans le monde |
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Que le législateur québécois ait décidé à la fin des années 1960 de protéger une langue minoritaire en Amérique n'a rien d'exceptionnel ou d'inusité. En fait, si l'on observe les lois et les pratiques en cours dans divers pays, on s'apercevra que nombreux sont les États qui réglementent l'emploi des langues sur leur territoire ou qui accordent à une ou plusieurs langues le statut de langue officielle ou nationale. Sur les 6 000 langues parlées à travers le monde, 85 jouissent de la protection d'États souverains ; la protection d'une trentaine d'autres langues dépend d'États non souverains, comme le Québec, la Catalogne et Porto Rico112.
La politique linguistique d'un pays peut s'exprimer dans sa constitution et dans ses lois, ou, implicitement, par les usages généralement observés dans les rapports entre le gouvernement et ses citoyens. Ainsi, comme le soulignait le professeur de droit José Woerhling, même si la Constitution américaine ne traite pas du statut et de l'emploi des langues, il n'en demeure pas moins que, de par la législation fédérale et de par les pratiques observées dans les administrations aux États–Unis, l'anglais s'y est acquis implicitement le statut de langue officielle113. Comme l'observait Juan F. Perea, professeur de droit américain, «despite the absence of federal laws declaring English to be the official language of our country, some federal laws do, in effect, produce this result"114 ( ). Il appert qu'au XIXe siècle plusieurs États américains pratiquaient une certaine forme de bilinguisme officiel, l'allemand, le français ou l'espagnol étant reconnu comme deuxième langue de l'État ou de l'enseignement avec l'anglais115.
Une étude réalisée en 1992 par le linguiste québécois Jacques Leclerc nous permet d'évaluer l'ampleur des efforts déployés par divers États pour soutenir leur langue nationale116. ( M. Leclerc a procédé en envoyant à des fonctionnaires, universitaires et représentants de 74 pays un questionnaire leur demandant de décrire la législation de leur pays sur le statut et l'emploi des langues. Sur 460 questionnaires expédiés, un peu moins de 200 ont été retournés dûment remplis.)
Ainsi cette étude révèle que 53 langues possèdent dans le monde le statut de langue officielle. L'anglais était officiel dans 39 États (États fédérés compris), le français l'était dans 31, l'allemand et l'espagnol respectivement dans 16 et 12 États. De tous les États recensés par cette étude (soit 129, en incluant les États fédérés), 50 d'entre eux ne reconnaissaient qu'une seule langue officielle. C'était le cas notamment de l'Australie, de l'Autriche, du Danemark, de la France, du Japon, du Mexique, des Pays–Bas et de la Suède. Le multilinguisme officiel est moins fréquent ; 16 États souverains reconnaissaient deux langues officielles, dont le Canada, la Finlande, la Norvège et la Nouvelle–Zélande. Six États souverains possédaient trois ou quatre langues officielles, dont la Belgique, la Suisse fédérale, les Seychelles et Singapour. Parmi les États non souverains, 33 avaient une seule langue officielle, dont la Californie et les trois communautés linguistiques de Belgique. Le bilinguisme officiel existait dans 21 États non souverains, tels Fribourg (Suisse), Porto Rico, le Val d'Aoste (Italie) et Hong Kong.
Cette même étude montre que l'unilinguisme prévaut pour la promulgation des lois : 89 États n'utilisaient qu'une seule langue, 33 employaient deux langues et six États pratiquaient le plurilinguisme législatif. Au chapitre de la langue d'enseignement, l'enquête a révélé que dans une majorité d'États, c'est–à–dire 71 États, les parents n'avaient pas la liberté de choisir la langue d'enseignement pour l'éducation de leurs enfants ou que cette liberté demeurait sans objet. Parmi ces États se trouvaient le Brésil, la Californie, l'Espagne, le Fribourg, les Pays–Bas, le Royaume–Uni et la Suède. De plus, 54 États reconnaissaient cette liberté de choix, mais l'assujettissaient à certaines conditions.
En ce qui concerne la langue de la publicité commerciale, l'enquête révèle que l'anglais était la langue la plus utilisée dans 58 États, avant le français, qui l'était dans 49. Même si plusieurs États reconnaissaient le bilinguisme ou le multilinguisme dans la publicité commerciale, il arrive souvent qu'une langue domine l'espace commercial, l'anglais et le français comptant parmi les langues dont la prédominance est la plus fréquente et la plus répandue parmi les États souverains ou non souverains du monde. Parmi les 129 États étudiés, 34 % d'entre eux n'utilisaient qu'une seule langue dans la publicité commerciale. Ce seraient le cas de l'Australie, des communautés flamande et française en Belgique, du Danemark, du Royaume–Uni, du Maine et du Dakota du Nord. Une cinquantaine d'États pratiquaient le bilinguisme ou le multilinguisme dans l'affichage commercial, mais généralement c'est l'inégalité des langues qui prévaut — une langue dominant à plus de 80 % l'espace commercial — et non la pure égalité.
Plusieurs États non souverains disposent d'une certaine autonomie en matière linguistique et ont donné à une ou plusieurs langues le statut de langue officielle ou un statut particulier. Aux États–Unis, de nombreux États ont modifié leur constitution interne pour y déclarer l'anglais langue officielle de l'État, dont l'Arizona, l'Arkansas, la Californie, le Colorado, la Floride, l'Illinois et la Virginie117. D'autres, sans officialiser l'anglais dans leur constitution, ont exigé l'usage de cette langue dans les institutions étatiques, la législature ou les cours de justice, comme l'ont fait le Kentucky, la Louisiane, le Michigan, le Missouri, le New Hampshire, le Nevada, le New Jersey, l'Oregon, la Pennsylvanie, le Vermont et le Wisconsin. Certains États ont prescrit l'usage obligatoire de l'anglais comme langue d'enseignement dans les écoles, ce qu'ont requis l'Arkansas, la Californie, la Caroline du Nord, le Colorado, le Connecticut, l'Idaho, l'Illinois, le Maine, le Minnesota, le New Hampshire, New York, l'Oklahoma, l'Oregon, la Pennsylvanie, le Texas, quoique certains d'entre eux aient autorisé la création de programmes ou d'écoles bilingues.
En Espagne, les communautés autonomes jouissent d'une certaine autonomie linguistique et peuvent ainsi promouvoir une langue autre que la langue castillane, langue officielle du pays. Ainsi, la Catalogne a–t–elle consacré le catalan comme langue propre de la communauté et enjoint son gouvernement (la Generalitat) d'y promouvoir aux côtés du castillan l'usage du catalan. Le catalan parlé dans les îles Baléares jouit aussi du statut de langue propre, comme le galicien en Galicie. Le Pays basque (Euskadi) a reconnu l'euskara, langue propre au peuple basque, langue officielle avec le castillan.
Il existe des États non souverains qui jouissent d'une souveraineté linguistique presque entière. C'est le cas de Porto Rico, des cantons suisses et de la province d'Äland en Finlande. Depuis 1952, Porto Rico jouit du statut d'État libre associé aux États–Unis. Avec sa population de plus de trois millions d'habitants, dont la très grande majorité est hispanophone (95 %), l'île de Porto Rico a connu de 1902 à 1991 un régime de bilinguisme officiel. Mais à partir de mai 1991, le parlement de Porto Rico mit fin à ce régime en déclarant l'espagnol langue officielle unique. L'espagnol devint la langue de la législation, de l'administration, de la justice et la langue obligatoire de l'enseignement. Toutefois, le bilinguisme officiel fut rétabli en janvier 1993.
En Suisse, pays fédéral composé de quatre groupes linguistiques — allemand, français, italien et romanche — dont l'un, l'allemand, est majoritaire (65 %), les cantons disposent d'une large compétence en matière linguistique. De manière générale, les cantons suisses observent le principe de la territorialité, c'est–à–dire le statut et l'usage des langues du pays se règlent sur la nécessité de préserver des . Suivant ce principe, il incombe aux cantons, dans la limite de leurs frontières, de veiller à la conservation de l'étendue et de l'homogénéité de leur territoire linguistique. La raison de ce principe est que chaque langue vivante se rattache à un territoire et à la population de ce territoire. Une langue ne peut ainsi survivre que si elle est parlée par une communauté humaine, elle–même rattachée à un territoire118. Ainsi, dans les cantons francophones, les nouveaux venus — suisses ou étrangers — doivent envoyer leurs enfants à l'école française, alors que dans les cantons allemands, c'est à l'école allemande qu'ils les y envoient. En somme, le statut et les droits attachés à une langue est fonction du territoire occupé par les majorités linguistiques. C'est ce principe de territorialité que la Belgique a repris pour découper son territoire en zones linguistiques et pour donner à ses trois communautés linguistiques — francophone, flamande et allemande — la compétence intégrale sur la langue.
En Finlande, l'archipel d'Äland, habité par la minorité suédoise, possède un statut particulier. Depuis 1990 cette province bénéficie d'un statut d'État libre associé à la Finlande. Qu'il s'agisse de législation, de justice, de publicité commerciale ou d'enseignement, le suédois est la langue unique de la province. Aux dires du linguiste Jacques Leclerc, la grande autonomie linguistique accordée à l'archipel lui procure .119
La protection de la langue nationale n'est pas le seul fait des États plurilingues ou des États non souverains. Pensons à la France, dont l'Assemblée nationale a adopté en août 1994 une loi régissant l'emploi de la langue française dans la république, le français y étant déclaré 120. En juillet dernier, les pays lusophones se sont réunis pour fonder la Communauté des pays lusophones (CPLP), ayant pour objectif commun la défense du portugais121. En Allemagne, on s'inquiète maintenant du recul de l'allemand dans les grandes entreprises allemandes122.
Notes
112. LECLERC, Jacques, dans Bulletin d'information terminologique et linguistique, Office de la langue française du Québec, numéro 69, été 1993, p. 1–5.
113. WOEHRLING, José. Préface, dans GAUTHIER, François, Jacques LECLERC et Jacques MAURAIS. Langues et Constitutions, recueil des clauses linguistiques des constitutions du monde, Québec, Les Publications du Québec, 1993, 130 p.
114. PEREA, Juan F. , Minnesota Law Review, 77, no 2, (1992), p. 332.
115. Ibid.
116. LECLERC, Jacques. Les droits linguistiques dans 129 États du monde, Description thématique, étude remise à l'Office de la langue française, 27 janvier 1992, 402 p.
117. Cette liste a été établie à partir d'un recueil de clauses linguistiques publié à la fin de 1993. Il se peut donc que de nouveaux États s'y soient ajoutés depuis.
118. Sur ce concept et sur les diverses acceptions que lui donnent les juristes suisses voir Le quadrilinguisme en Suisse — présent et futur, Analyse, propositions et recommandations d'un groupe de travail du Département fédéral de l'Intérieur, Berne, Département fédéral de l'Intérieur, août 1989, 333 p.
119. LECLERC, Jacques. , op. cit. 112, p.5.
120. Article 1, Loi n.94–665 du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française.
121. Le Devoir, 26 août 1996.
122. Wirtschaftswoche, dans Courrier International, no 305, 5–11 septembre 1996. |
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Source |
Marc Chevrier, Des lois et des langues au Québec. Principes et moyens de la politique linguistique québécoise. Étude publiée par la Direction des communications du Ministère des Relations internationales du Québec, mars 1997. |
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Politologie |
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