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La langue française cessera-t-elle dans peu de temps d'être une langue scientifiques ? (document historique)
Dossier: Science

Émile Laloy
Présentation
Voici, déjà au début du 20e siècle, une réflexion sur le déclin du français comme langue scientifique.

Extrait
Dans la concurrence que se font les langues scientifiques, le français, la seule langue des pays latins à laquelle on puisse reconnaître cette qualité, est descendu de la première place, qu'il occupait il y a cent ans, à la troisième, fortement distancé par l'anglais et l'allemand. À moins que nous ne fassions des efforts énergiques pour empêcher l'écart entre nos concurrents et nous de s'accroître, il augmentera rapidement. Si nous reculons devant une augmentation de nos dépenses scientifiques, notre littérature scientifique perdra avant peu cette ampleur qui fait de notre langue une langue scientifique.

Texte
De notre ancienne grandeur, il nous reste un héritage d'une grande importance: la langue française est une langue scientifique.

Expliquons d'abord ce que l'on doit entendre par langue scientifique.

Une langue scientifique est une langue qui permet à celui qui la possède de faire progresser la branche de science à laquelle il se consacre en ne consultant que des ouvrages écrits dans sa propre langue. Évidemment, on peut écrire des articles scientifiques presque en toute langue, mais peuvent seules être considérées comme des langues scientifiques celles qui assurent à ceux qui les parlent la possibilité de se passer des langues étrangères pour étudier une branche de la science et la faire progresser. Il n'y a actuellement que trois langues qui aient une littérature scientifique assez développée pour posséder cette qualité, aussi jouent-elles en même temps le rôle de langues scientifiques internationales, apportant à ceux qui les écrivent l'assurance que la plupart des savants s'occupant du même sujet qu'eux pourront les comprendre et que par conséquent leurs travaux ne passeront pas inaperçus.

Pascal comparait l'humanité à un homme qui ne mourrait jamais et apprendrait toujours. Chaque génération transmet à la suivante l'héritage d'observations et de découvertes qu'elle a reçu, de celle qui l'a précédée. Cette tradition était d'abord orale et, par la force même des choses, elle s'appliquait à peu d'objets et était souvent interrompue. Du jour où elle est devenue écrite, elle a pu augmenter de volume, et les chances de voir se perdre ce qui avait été une fois découvert ont diminué. Mais ce qui a surtout permis de consolider les avances faites et de transmettre dans leur intégrité les progrès de tout genre fut l'invention de l'imprimerie; en permettant de multiplier, sous une forme correcte et commode, l'expression ultime de la pensée d'un auteur, elle l'a notée pour des milliers d'individus, non seulement de sa génération, mais des générations suivantes.

D'ailleurs, pour que cette pensée soit comprise des contemporains et de la postérité, il ne suffit pas qu'elle soit consignée dans un manuscrit ou dans un imprimé, il faut aussi qu'elle soit écrite dans une langue connue de ceux qui peuvent en tirer parti. Les différences de langage opposent un obstacle infranchissable dans l'échange de la pensée écrite ou orale. Aussi, le besoin de langues internationales remonte-t-il aux temps les plus reculés. Dès les origines de l'écriture, on voit certaines langues servir aux communications internationales, et cela, même après que la grandeur politique des peuples qui les parlaient avait disparu. La langue grecque dut à cette particularité beaucoup des progrès qu'elle fit en Orient après la conquête romaine. Celle-ci lui avait barré le chemin vers l'Occident par des colonies de langue latine. Les, peuples romans qui en sortirent trouvèrent dans le latin l'instrument de communication qui fit progresser la civilisation dans l'Europe occidentale lorsque Byzance succomba peu à peu sous les coups des Barbares musulmans, slaves ou latins.

Au Moyen Âge, le volume des connaissances humaines était encore fort restreint, et cependant, le grec et le latin n'avaient comme concurrents à cette époque dans l'ancien monde que l'arabe, le sanscrit et le chinois. Ces deux dernières langues aidaient d'ailleurs au développement de civilisations absolument séparées des autres et ignorées d'elles comme elles les ignoraient elles-mêmes. En revanche, l'importance de l'arabe dans l'histoire de la civilisation lui est venue presque uniquement de ce qu'il a servi d'intermédiaire aux quatre autres civilisations pour la propagation de certaines découvertes; en particulier, c'est de cette langue que furent traduits plusieurs des ouvrages scientifiques grecs qui servirent de base à la renaissance médiévale en Occident.

Dès le milieu du XVe siècle, celle-ci avait fait de tels progrès que tous ceux de la civilisation allaient désormais être son œuvre. Un à un, tous les peuples de l'Univers allaient être obligés de venir à son école.

Le seul dépositaire de cette civilisation du Moyen Âge était le latin. À cette époque, pour s'instruire, il fallait commencer par l'apprendre. Pour les gens riches ou occupant des positions élevées qui ignoraient cette langue, on faisait des traductions de certains ouvrages importants, mais aucun savant ne pouvait ignorer la «langue scientifique».

Pourtant, ce monopole du latin manquait d'une base solide. À l'époque même où il bénéficiait de cet immense succès, le latin était une langue morte.

Jusqu'à l'époque de Charlemagne, sauf peut-être en Irlande ou dans la Grande-Bretagne, on le prononçait d'une façon traditionnelle, en calquant la prononciation du mot latin sur celle du mot roman correspondant. Cet usage avait certainement amené des variations dialectales dans la prononciation du latin, mais l'accent était mis sur la même syllabe partout, et comme les dernières lettres ne se prononçaient que peu ou pas, les gens parlant des dialectes différents pouvaient encore s'entendre. Il n'y avait de différence bien notable que dans la valeur donnée à certaines lettres (u pour ou, es pour s, etc.). En revanche, ce mode traditionnel de prononcer le latin rendait très difficile d'apprendre à bien l'écrire, la plupart des lettres finales ne se prononçant pas et beaucoup de sons du roman de cette époque étant représentés tantôt par une lettre, tantôt par une autre.

Lors de la renaissance des études sous Charlemagne, vraisemblablement sous l'influence de l'Anglo-Saxon Alcuin, qui devait prononcer le latin à l'irlandaise, c'est-à-dire littéralement et en faussant l'accent, on commença dans les pays francs à employer une prononciation arbitraire où chaque lettre était nettement articulée. La chrétienté latine fut ainsi coupée en deux régions, l’une où l'on continuait à prononcer le latin suivant la tradition, l'autre où le latin, devenu une langue de savants, était parlé avec le souci de s'exercer à prononcer toutes les lettres écrites. Les manuscrits provenant de cette seconde région sont par suite assez corrects de bonne heure, tandis que ceux provenant de la première continuent pendant quelque temps les fautes de l'époque mérovingienne. Les documents de l'époque conservent plusieurs anecdotes sur les froissements que causaient aux Italiens le dédain des hommes du nord pour leurs fautes grammaticales, dues, au fond, à ce que le latin était encore pour eux leur langue maternelle et une langue vivante.

Cette absence d'unité dans la prononciation, faisant obstacle à ce que les gens de diverses régions pussent se comprendre sans peine les uns les autres, empêcha le latin du Moyen Âge de redevenir une langue littéraire véritable. Ses productions s'en ressentirent. Des nombreuses poésies latines de l'époque, à peine quelques hymnes peuvent-ils être rangés dans la catégorie des chefs-d'œuvre; au contraire, la poésie en langue vulgaire de la même période compte parmi ses auteurs des génies comme Dante, Chaucer et le poète de la Chanson de Roland. En même temps, les actes administratifs et les ouvrages historiques commencent à être écrits dans la langue parlée. Seule, l'Université n'emploie que le latin.

C'est à cette époque que l'on note les premiers succès de la langue française. Ils coïncident avec un développement brillant de l'école épiscopale de Paris qui devient une Université (Universitas litterarum). Pendant longtemps, elle n'aura de concurrentes qu'à Bologne et à Salerne. Pour l'usage de notre langue en dehors de son territoire, cette circonstance eut une importance énorme. Les jeunes clercs qui venaient passer plusieurs années de leur vie au quartier latin pour écouter les maîtres dont le talent attirait la jeunesse de toute la chrétienté, non seulement se mettaient à prononcer le latin comme eux, mais encore apprenaient peu à peu la langue du pays où ils venaient faire un long séjour. Si elle avait été aussi différente du latin que l'étaient les idiomes germaniques, ils seraient probablement restés sans comprendre les habitants du pays, mais la parenté de l’idiome parlé dans le Parisis avec le latin permettait aux étudiants de l'Université d'apprendre assez vite le français et de se mêler à la vie journalière des habitants de Paris et des provinces de France qu'ils devaient traverser pour aller à l'Université et en revenir. Ils apprenaient ainsi à connaître les chansons de nos trouvères. Aussi, sans qu'elle ait produit des œuvres qui s'imposent, la littérature française du Moyen Âge a exercé une immense influence sur les littératures étrangères sans que celles-ci en aient exercé une notable sur elle.

Des circonstances politiques vinrent aussi favoriser l'essor de notre langue au-delà de la frontière.

La conquête de l'Angleterre par les Normands mit pendant des siècles à la tête de ce pays une dynastie et une noblesse purement françaises à l'origine, et qui au début de la guerre de Cent Ans conservait encore un caractère bilingue. Des conquérants anglais qui suivirent Edouard III et le Prince Noir en France, beaucoup parlaient le français comme descendants des Normands, tandis que d'autres le parlaient comme appartenant aux provinces et aux villes encore possédées par les rois anglais en France. Leurs campagnes, comme plus tard celles de leurs descendants sous Henri V et Henri VI, contribuèrent à maintenir l'usage de la langue française à la cour d'Angleterre et dans beaucoup de maisons nobles.

Les Croisades firent aussi beaucoup pour répandre notre langue en Orient. S'il n'en résulta rien de durable, elles établirent du moins sa prédominance dans les pays conquis par les Croisés, depuis la Palestine et l'île de Chypre jusqu'à Constantinople et au Péloponnèse.

L'établissement de la maison de Bourgogne dans les Pays-Bas eut le même résultat. À Bruxelles et à Louvain, dans les palais du duc Philippe le Hardi et de ses descendants, on ne parlait guère que le français, quoique la langue de la population de ces villes fût le bas allemand. Même le mariage de Marie de Bourgogne avec Maximilien n'y changea rien. Ce prince dut apprendre le français pour parler avec cette princesse. Il correspondait avec ses enfants en français. Son petit-fils Charles-Quint commença par parler français; c'était sa langue maternelle.

La France était alors le centre du monde latin. Pour aller d'Angleterre ou d'Espagne en Italie ou même en Allemagne, il fallait la traverser. Les pays balkaniques et l'immense Russie étaient en dehors de la chrétienté latine. Cette position centrale, si elle favorisait les coalitions contre notre pays, en faisait en revanche l'intermédiaire naturel des pays qui l'entouraient.

La fin du XVIe siècle vit se produire un autre événement qui favorisa l'expansion de notre langue: le calvinisme se propagea dans les Pays-Bas. Lors de la révolte qui y éclata contre Philippe II, les hérétiques des provinces wallonnes furent forcés de se réfugier dans les provinces du nord; c'est de là que vient la fréquence des noms propres français parmi les habitants des villes hollandaises. Cet énorme afflux d'émigrés maintint pendant plusieurs générations un caractère bilingue aux classes instruites des Provinces-Unies, tandis que la supériorité numérique des Wallons dans les Pays-Bas espagnols, non moins que la tradition et l'affinité de leur langue avec celle des quelques fonctionnaires et soldats espagnols, y maintenait la prépondérance du français.

Enfin, la Révolution d'Angleterre produisit des effets analogues; pendant leurs 18 années d'exil, Charles II et les Cavaliers séjournèrent généralement en France et furent forcés d'apprendre notre langue. Cette circonstance joua plus tard un grand rôle au Congrès de Nimègue.

En Italie également, un accident politique favorisait l'usage de notre langue à l'est des Alpes. Les possessions de la maison de Savoie étant à cheval sur les deux versants et les ducs originaires du versant français, notre langue se maintenait et s'affermissait dans les vallées des Alpes et étendait en Piémont une influence qui remontait à plusieurs siècles et dont la raison est en partie inconnue.

De ce côté cependant, la langue française, dans sa tendance à remplacer le latin, avait rencontré un premier et redoutable adversaire.

La langue italienne, plus voisine du latin que les autres langues romanes, avait affirmé son indépendance plus tard que celles-ci. Aux IXe, Xe et XIe siècles, dans le nord de l'Europe, la culture latine était encore l'apanage exclusif des clercs; en Italie, à la même époque, elle était usuelle parmi les laïques de bonne naissance. Le besoin d'employer la langue vulgaire comme langue écrite s'y faisait en conséquence beaucoup moins sentir qu'en France, aussi l'italien est-il devenu une langue écrite plus tardivement que le français et le provençal. Ses débuts n'en furent que plus éclatants. Ils commencent peu avant Dante, qui le dota d'immortels chefs-d'œuvre. Boccace, Pétrarque, l'Arioste, le Tasse et tous les grands écrivains italiens de la Renaissance donnèrent à leur pays la prépondérance littéraire, en même temps qu'il acquérait la prépondérance artistique; simultanément, il recouvrait l'hégémonie religieuse par le retour des papes d'Avignon à Rome et par le développement de l'influence théologique et canonique de la Papauté. Au XVIe siècle, tous les peuples se mirent plus ou moins à l'école des Italiens. La dignité de cet idiome s'en accrut. Lors de la naissance des études physiques à Florence et dans d'autres villes de l'Italie à la fin du XVIe siècle, nous y voyons imprimer pour la première fois des travaux scientifiques dans une langue parlée. Des 1592, Galilée enseigne les mathématiques à Padoue en italien. En 1630, il publiera dans la même langue son «Dialogo sopra i duo sistemi del mondo». L'exemple fut suivi en France et en Angleterre, et le «Discours de la Méthode» publié en 1636, en établissant les bases sur lesquelles allait se développer la philosophie moderne, donnait en même temps le premier exemple d'une œuvre philosophique immortelle écrite dans une autre langue que le latin, ou le grec. À partir de ce moment, l'usage des langues modernes dans les sciences se développe rapidement; néanmoins, jusqu'à la «Critique de la Raison pure» de Kant inclusivement, il n'est pas d'œuvre scientifique importante qui n'ait été traduite en latin.

Aux échecs sur le terrain scientifique s'ajoutèrent bientôt pour le latin ceux sur le terrain diplomatique. Ils étaient encore plus inévitables, étant donné qu'en chaque pays on prononçait cette langue d'une façon différente. Déjà aux conférences de Munster et d'Osnabrück, l'impossibilité de traiter tous ensemble en employant le latin avait été manifeste, et une partie des négociateurs avaient employé le français comme moyen de communication. Aux conférences de Nimègue, en 1677, on adopta comme langue unique le français; cette décision fut prise, il est vrai, sur la demande de nos diplomates, mais elle ne fut adoptée que parce que les négociateurs hollandais, espagnols et anglais avaient l'habitude de l'employer et ne conversaient entre eux qu'en français.

À partir de cette époque, le français marche de triomphe en triomphe. L'émigration des Huguenots, l'avènement de Philippe V en Espagne, les progrès de la maison de Savoie en Italie, les fréquents Congrès occasionnés par les coalitions contre Louis XIV et Louis XV, contre Charles XII et Frédéric II, y contribuent autant et plus que les succès de notre littérature, de nos arts et de nos modes. Lors de la Révolution française, cette influence est à son apogée: les comptes rendus des Académies de Berlin et de Turin sont écrits en français, la correspondance de Frédéric II, de Catherine II et de Joseph II est dans la même langue; les petits souverains et les grands seigneurs imitent les dominateurs de l'Europe.

La réaction allait commencer. Elle fut amenée par des haines politiques et nationales. Après Iéna, l'allemand remplace le français dans les «Mémoires» de l'Académie de Berlin; en même temps, les diplomates prussiens commencent à employer l'allemand à la place du français dans leurs relations avec leur gouvernement et avec les représentants des pays où cette langue est parlée. Après 1815, la mode de parler français diminue beaucoup en Allemagne.

En Russie, les mêmes tendances furent engendrées par les mêmes causes. Jusqu'en 1812, la société et l'enseignement employèrent de plus en plus le français. C'est dans cette langue que Pouchkine fit ses premiers vers. Il commença à versifier en russe sous le coup de l'indignation que lui causa l'invasion de la Russie par Napoléon.

Que l'on excuse cet historique un peu long; il était nécessaire pour établir que notre langue n'a pas dû son «universalité» à des qualités particulières, mais bien à des circonstances fortuites, et que la disparition de ces circonstances peut contribuer à lui faire perdre cette situation.

Depuis 1815, il a été à la mode dans chaque pays d'employer exclusivement la langue indigène pour l'administration et la littérature, mais pour les sciences, dans les petits pays et dans ceux où la science était peu cultivée, cette tendance a été contrariée par plusieurs difficultés: l'absence de littérature scientifique antérieure, le nombre infime de savants pouvant utiliser un travail écrit dans les langues de ces nations, l'ignorance où les savants des autres pays restaient de travaux écrits dans des langues qui leur étaient inconnues, la tendance naturelle des savants à écrire dans la langue où sont consignés la majeure partie des travaux utilisés par eux, et en particulier dans celle où ils ont fait leurs études universitaires.

Les quatre premières raisons ont profité aux langues anglaise et allemande comme à la nôtre pour faire des progrès au-dehors, mais la dernière pendant longtemps a surtout profité à la langue allemande. Les Universités anglaises ont en effet toujours été peu accueillantes; les Universités des Etats-Unis n'existent que depuis peu. Quant aux Universités de France, sauf sous la monarchie de Juillet, elles furent plutôt traitées comme des suspectes qu'aidées par les gouvernements qui se succédèrent chez nous de 1815 à 1875. Malgré tout, il s'y forma peu à peu une clientèle considérable composée principalement de Levantins et d'étudiants des républiques américaines, et qui fréquentait surtout la Faculté de médecine de Paris. Mais l'«Administration» ne se rendait aucun compte de l'énorme importance qu'il y avait à garder et à attirer ces visiteurs. Elle leur refusait souvent le droit de prendre des inscriptions et d'obtenir des diplômes s'ils ne produisaient pas les mêmes baccalauréats que les Français. Puis, vers 1890 trouvant que ces «rastaquouères» encombraient l'École de médecine de Paris, elle leur refusa toute concession sur l'équivalence des diplômes pour s'y faire inscrire, et prétendit les reléguer en province. La plupart d'entre eux préférèrent aller en Allemagne ou en Autriche, à Madrid et à Coïmbre, et ne revinrent point. Depuis ils ont été remplacés par des Russes, mais, malgré tout, le nombre d'étrangers dans nos Facultés est resté bien inférieur à celui de ceux qui fréquentent les Universités allemandes.

Celles-ci, depuis plusieurs siècles, ont toujours été organisées d'une façon supérieure aux nôtres. Appartenant à une dizaine d'États différents complètement indépendants les uns des autres, elles ont échappé à l'inconvénient de voir les mêmes imperfections exister chez toutes, parce que toutes dépendent des mêmes maîtres, parlement, ministre et directeur de l'enseignement supérieur. En possession d'une certaine indépendance et jouissant des droits des personnes juridiques, elles pouvaient remédier à beaucoup de petites défectuosités par leurs moyens propres, tandis que celles de France étaient garrottées par l'omnipotence d'une administration despotique, ignorante et négligente. Depuis 1875, on a peu à peu remédié à la plupart de ces défauts, mais il y a encore beaucoup à faire, et malheureusement l'opinion des étrangers impartiaux est loin de mettre nos Universités, même celle de Paris, au niveau des Universités allemandes. En particulier, l'organisation de notre enseignement médical, jadis si brillant, est jugée peu favorablement par les étrangers.

L'importance des Universités dans la concurrence que se font les diverses langues est réellement très grande. Les savants des petits peuples ont une tendance à abandonner leur langue nationale pour écrire dans celle du pays où ils ont étudié. Les petits états forment donc scientifiquement de véritables annexes des pays où leurs savants font leurs études; à ce point de vue, la Russie, la Suède, les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark sont de véritables tributaires de l'Allemagne. Le nombre des travaux qui y sont publiés en français va toujours en diminuant dans les quatre derniers et y est depuis une vingtaine d'années très inférieur à celui de ceux publiés en allemand. Quant à la Russie, le nombre des travaux publiés en français n'y augmente pas, et si celui des travaux publiés en allemand y décroît, c'est que celui de ceux publiés en russe y augmente rapidement. Mais ce qui a surtout donné une grande avance sur nous à nos rivaux allemands et anglais, c'est que le Japon, et à son exemple la Chine, ont absolument cessé de nous envoyer leurs étudiants. La langue française n'est apprise dans ces deux pays que par quelques personnes qui se destinent à la diplomatie. De ce fait, nous nous trouvons et nous nous trouverons de plus en plus distancés par nos concurrents, car c'est par milliers que ces pays envoient de plus en plus des étudiants en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis.

Une autre obligation, pour les Universités d'un pays qui vise à attirer les étrangers, est de retenir ceux qui possèdent les qualités nécessaires pour faire des savants distingués. Naturellement nos nationaux trouveront dur de partager nos chaires avec des étrangers, mais ce recrutement d'auxiliaires choisis dans les races amies est cependant indispensable, surtout étant donné que la population des notre pays est relativement peu nombreuse. Il serait donc nécessaire de faire des efforts dans ce sens en inscrivant au budget un crédit spécial que l'on accroîtrait petit à petit pour fournir des pensions aux étrangers venant faire dans les Universités françaises des cours libres ou supplémentaires. L'Institut Pasteur a bien senti ce besoin quand il a retenu en France des hommes comme Metchnikoff, mais il ne faisait que suivre l'exemple des Allemands, qui avaient attiré Van'tHoff à Berlin, W. Meyer-Lübke à Vienne, etc. Beaucoup des maîtres illustres de l'Université de Paris au moyen âge n'étaient pas des régnicoles.

Les étrangers de talent ayant étudié dans nos Universités pourraient aussi être utilisés pour les comptes-rendus analytiques dont nous parlons plus loin.

Outre le fonds spécial destiné aux professeurs étrangers, il devrait y en avoir un autre permettant d'accorder des bourses en France aux mieux doués des étudiants étrangers. Ce genre de dépenses est d'ailleurs si évidemment utile que la Société des Amis de l'Université de Paris y a consacré des sommes notables.

L'enseignement du français dans les colonies et la formation de professeurs indigènes capables d'y enseigner en français seraient une mesure du même genre et aussi féconde en bons résultats. Les Anglo-Saxons (et en particulier ceux des États-Unis aux Philippines) ont compris que, dans leur intérêt même, les conquérants européens doivent restreindre de plus en plus leur action dans les colonies à l'éducation politique, économique et scientifique des indigènes. Les vices de notre bureaucratie et la nécessité pour nos politiciens de caser leur clientèle électorale nous ont empêchés jusqu'ici de voir cette vérité. Il faudrait cependant y arriver. Dans chacune de nos colonies, on devrait instituer une école où l'on apprendrait en français aux indigènes la médecine et les arts de l'ingénieur, de façon à former des médecins et des techniciens que la métropole ne peut fournir qu'à des prix exorbitants. Les plus capables de ces étudiants indigènes viendraient se perfectionner dans nos Universités du midi et dans nos écoles spéciales. Après avoir servi à apprendre la science à la jeunesse lettrée de nos possessions, la langue française servirait tout naturellement aux relations que les différentes races qui les habitent auraient entre elles ou avec les étrangers.

C'est surtout dans l'Afrique équatoriale, divisée entre tant de langues, que ce rôle serait fécond; il y conduirait à des progrès encore plus rapides si on s'efforçait d'y détourner l'émigration des nègres de nos colonies des Antilles, qui vont actuellement s'établir dans les anciennes colonies espagnoles.

L'enseignement universitaire est l'une des bases les plus importantes pour la réalisation de l'ambition d'un pays qui désire voir sa langue cultivée hors de ses frontières. L'étudiant étranger qui a conservé un bon souvenir du pays où il a étudié devient un client précieux de sa librairie et de mainte branche de son industrie (instruments scientifiques ou professionnels, etc.). Il propage les idées qui lui ont été enseignées, et quand il trouve qu'une chose manque dans sa patrie, il préconise d'aller la chercher dans le pays où il a étudié. En un mot, il reste un propagandiste scientifique, politique et commercial de l'État qui est devenu pour lui une seconde patrie intellectuelle. On doit donc attirer les étudiants étrangers par tous les moyens possibles, d'abord, en n'exigeant d'eux aucun diplôme et seulement le minimum de connaissances nécessaires pour tirer profit des cours auxquels ils désirent assister, ensuite en leur présentant des laboratoires pourvus d'un outillage de premier ordre, enfin en n'exigeant d'eux aucune rétribution quand ils ne désirent point de diplôme permettant d'exercer en France. En un mot, il faut que notre enseignement ait la réputation d'être meilleur, plus accueillant et moins coûteux que celui de nos concurrents. La première condition n'est en notre pouvoir que dans des limites très restreintes, mais nous pouvons réaliser les deux autres par quelques sacrifices d'argent.

Mais les Universités, les grandes écoles et les laboratoires ne constituent pas le seul mode d'attraction d'un pays où l'on parle une langue capable de servir d'intermédiaire scientifique. Les publications où l'étudiant apprend la science, celles où le savant se renseigne sur ses progrès et où il consigne ses travaux jouent un rôle au moins aussi considérable. Elles sont en quelque sorte les prospectus par lesquels on peut de loin juger de l'activité scientifique d'un pays. À ce point de vue, notre infériorité vis-à-vis des Allemands et des Anglais est beaucoup plus grande qu'en ce qui concerne l'état des Universités. De plus en plus, depuis 1870, on a compris qu'il convenait de doter les étudiants et savants français d'écoles où ils puissent apprendre et enseigner, de laboratoires et de bibliothèques où ils puissent travailler et étudier, mais on a complètement perdu de vue la nécessité d'encourager les publications qui doivent former les étudiants et tenir les travailleurs au courant des progrès réalisés. Il n'est guère de branche de la science où il ne se publie deux ou trois manuels allemands pour un manuel français, et les plus complets des premiers sont généralement deux ou trois fois plus gros que les manuels français les plus complets. On comprend facilement l'infériorité de l'étudiant qui se sert des nôtres, et qui, sur un sujet donné, reçoit un enseignement moins au courant et plus incomplet. Mais où le manque d'encouragement aux publications scientifiques a produit les résultats les plus lamentables, c'est en ce qui concerne les publications donnant un compte rendu analytique des progrès d'une science. Nous n'en possédons guère que deux, l'une, les «Comptes rendus de la Société chimique de Paris», date de 1858, et correspond aux Jahresberichte allemands, l'autre, le «Bulletin de l'Institut Pasteur», plus récent, correspond aux Centralblätter allemands. En Allemagne, au contraire, il n'est pas de division ou de subdivision de la science qui n'ait depuis plus ou moins longtemps son «Compte rendu annuel» où ses progrès pendant une année sont disposés méthodiquement (Jahresbericht); depuis quelque temps, ce mode de publication est concurrencé par des «Feuilles centrales» (Centralblätter), ne différant des «Comptes rendus annuels» que par l'absence d'ordre méthodique, ce qui permet de faire paraître les comptes rendus analytiques dès qu'ils ont été rédigés, sans attendre que tous les articles qui les précèdent dans l'ordre méthodique aient déjà été imprimés. D'ailleurs, elles ne font pas seulement concurrence aux «Comptes rendus annuels», elles publient aussi des articles de fond et font ainsi également concurrence aux «Revues» (Zeitschriften). Elles représentent la forme la plus récente de la presse scientifique spécialisée. Depuis quelques années, il n'est pour ainsi dire pas de mois qui n'en ait vu créer plusieurs.

Sur le terrain des «Revues», nous pouvons généralement mettre en regard des publications allemandes des publications françaises analogues, mais combien inférieures comme étendue. Je recevais, il y a quelque temps, un prospectus des «Archives internationales de physiologie» publiées à Liège par le professeur Frédéricq. On y avait collé une bande portant la mention: Seul périodique français de physiologie pure, en danger à cause du nombre insuffisant des abonnés français. Il compte cependant par an au plus 500 pages imprimées en gros caractères. La revue allemande correspondante, «Pflüger's Archiv», en comptait en 1912, 3400 imprimées en plus petits caractères.

Il n'est guère de branche de la science où il n'en soit ainsi.

Le résultat est qu'un Allemand n'a pas besoin de connaître d'autre langue que la sienne propre pour devenir un savant et faire progresser la science, mais que la chose devient de plus en plus impossible à un Français. L'étude des langues étrangères, et en particulier du français, est donc de plus en plus inutile pour un Allemand, qui peut ainsi consacrer tout son temps à la science qui l'attire. Le Français, en revanche, est de plus en plus contraint de passer une partie de son existence à apprendre l'allemand, s'il veut faire progresser la science sur un point quelconque, ce qui naturellement le constitue en état d'infériorité.

Mais où un pareil résultat produit des effets navrants, c'est dans le domaine de notre clientèle scientifique. Comment veut-on que les Espagnols, les Italiens, les Portugais et les Roumains regardent la langue française comme une langue romane d'ordre supérieur s'ils trouvent dans la littérature scientifique française les mêmes lacunes que dans la leur? Si par hasard ils sont venus faire leur éducation scientifique en France, ils n'y enverront pas leurs élèves, et désapprendront l'usage de notre langue, tandis que leurs successeurs, sur leur conseil, iront étudier en Allemagne et deviendront une annexe scientifique de ce pays.

Un outillage scientifique de premier ordre, et en particulier des publications scientifiques de premier ordre, sont donc nécessaires pour maintenir la langue française au nombre des langues scientifiques et conserver notre clientèle parmi les peuples qui ne, parlent pas une langue servant d'intermédiaire aux savants des différentes races.

Mais comme je le disais plus haut, c'est en matière de publications scientifiques que notre infériorité est la plus grande.

Dans la plupart des autres nations, elles paraissent depuis longtemps avec de fortes subventions du gouvernement. En France, l'état florissant de la librairie française a longtemps dispensé le gouvernement de faire beaucoup dans ce sens, et depuis que le besoin de subventions de ce genre se fait sentir davantage, rien n'a été fait, l'attention du parlement et du ministère étant attirée davantage par des demandes de créations de chaires que par des subventions à donner à des manuels, à des revues et à des bulletins analytiques. Mais, dans le marasme croissant de la librairie française, des dépenses assez fortes devraient être inscrites pour subventionner les publications de ce genre paraissant en France et à l'étranger. Ces dépenses devraient d'ailleurs s'appliquer presque exclusivement aux frais d'impression, la rédaction de ces publications étant répartie entre les très nombreux professeurs, chargés de cours et maîtres de conférences; ils y trouveraient une occupation plus utile que celle de faire des cours qui, souvent, ne peuvent avoir quelques rares auditeurs que parce qu'on force à y aller des étudiants qui n'ont pas intérêt à écouter des leçons faites le plus souvent sur des sujets trop particuliers pour pouvoir les intéresser. Il suffirait de décider que les professeurs n'acceptant pas de rédiger une subdivision de l'une de ces «Feuilles Centrales» perdraient leurs droits à l'avancement, puis, au fur et à mesure des vacances, on réserverait sur les traitements vacants une certaine quotité qui ne serait payée aux professeurs qu'au fur à mesure que chacun d'eux aurait exécuté la portion de travail qui lui aurait été confiée. L'exemple de la bureaucratie et de l'industrie privée a en effet surabondamment prouvé que pour qu'un travail soit fait en temps voulu et bien fait, il faut qu'il soit fait aux pièces et signé.

On aurait tort de croire que des sommes considérables seraient nécessitées par ces subventions. Une partie des frais serait couverte par les produits de la vente, et, d'autre, part, ces publications éviteraient d'acheter en France un grand nombre d'exemplaires des publications allemandes analogues; elles répondent en effet à une nécessité, et si on n'en publie pas en français, nos savants et nos bibliothèques les achèteront en Allemagne au lieu de les acheter en France.

L'impossibilité d'une vente fructueuse pour la plupart des ouvrages scientifiques imprimés en français est d'ailleurs une des choses qui nous ont fait le plus de tort auprès de la clientèle scientifique que nous avions un peu partout. Les bibliothécaires et les libraires savent combien de fois, dans ces dernières années, des étrangers ont publié en français des livres scientifiques dont la vente n'a couvert qu'une faible partie des frais parce qu'on n'en a pu placer que très peu en France, tandis que les publications allemandes analogues étaient rapidement épuisées. Le public français lit peu, et en particulier lit peu d'ouvrages scientifiques, car même si c'était dans ses goûts, la pauvreté et le mauvais fonctionnement de nos bibliothèques lui interdiraient ce genre de lectures. Il ne peut donc prendre l'habitude d'acheter des livres scientifiques et les regarde en général comme un luxe au-dessus de ses moyens. Aussi la librairie française vise-t-elle au bon marché plus qu'à la qualité, au contraire de la librairie allemande, qui élève hardiment ses prix, sûre que les bibliothèques et les riches amateurs qui sont ses tributaires sauront faire des sacrifices pour avoir des ouvrages de mérite supérieur. On ne compte plus les mécomptes d'étrangers qui ont publié un livre en français pour donner plus de retentissement à leur travail et qui l'ont vu passer inaperçu, parce que le livre français se vend encore plus mal en France qu'à l'étranger; nous avons ainsi perdu la sympathie de bien des gens qui croyaient à l'influence de notre langue et qui ont été durement désillusionnés.

Et par ce point de vue, nous arrivons à une autre réforme nécessaire pour défendre notre situation dans le monde intellectuel, à savoir, à celle des bibliothèques.

Notre infériorité dans cette branche date de loin, de la Révolution. Celle-ci, lorsqu'elle détruisit les anciens corps constitués, qui presque tous avaient de bonnes bibliothèques, prit soin, il est vrai, de décréter un plan excellent de bibliothèques, mais n'eut pas le temps de le réaliser. L'Empire fut trop occupé par la guerre, la Restauration trop ennemie des lumières, pour exécuter ce que la République n'avait fait que projeter. Des ministres éminents l'essayèrent sous la monarchie de Juillet, mais leurs réformes, excellentes à beaucoup de points de vue, ne remédièrent qu'à quelques imperfections. Avec le second Empire, un esprit anti-libéral envahit les bibliothèques. Ce fut dès lors une maxime appliquée en France que les bibliothèques ont pour premier devoir de conserver les livres et non point de les communiquer. De là des restrictions déraisonnables entravant le prêt à domicile et exigeant en général la lecture sur place, comme si les lecteurs étaient des vagabonds et tous les livres d'une bibliothèque des objets précieux. De là, une exagération énorme des frais de communication, au point qu'à la Bibliothèque nationale chacune d'elles coûte en moyenne 1 franc (en additionnant les frais d'acquisition, de garde et de communication, mais en laissant de coté ceux de construction et d'entretien des bâtiments). Sur ce point-là encore, les étrangers (et en particulier les Allemands) nous ont devancés dans la voie du progrès. Le problème d'assurer la rentrée des livres a été résolu par eux tout naturellement en obligeant les emprunteurs à donner un gage ou à fournir une caution. On n'a pas cru qu'il était plus démocratique d'obliger les gens à perdre une ou plusieurs journées pour consulter un livre pendant leurs heures de travail que d'assurer, par la remise d'une somme d'argent, la restitution d'un livre que non seulement ils peuvent emporter, mais qui peut leur être envoyé par colis postal. En exigeant le paiement d'un droit annuel (8 fr. à Berlin) ou une redevance par volume prêté (12 cent. à Strasbourg), on a éliminé les personnes ne venant emprunter que parce que ça ne coûtait rien. Grâce à ces mesures, le département des imprimés de la Bibliothèque royale de Berlin rend environ 5 fois plus de services que celui de la Bibliothèque nationale, sans coûter plus cher. On ne saurait exagérer le tort que cause au progrès de la science dans un pays une mauvaise organisation, des bibliothèques. Les règlements qui y entravent la communication des livres sont presque aussi nuisibles que la Réaction qui les confisque ou que l'Inquisition qui en enferme les auteurs.

Si l'on veut que les travailleurs étrangers gardent un bon souvenir de leur séjour dans notre patrie et engagent leurs compatriotes à y venir, il faut leur offrir une hospitalité généreuse dans des laboratoires et des bibliothèques de premier ordre.

Le développement de nos bibliothèques de tout genre aiderait d'ailleurs puissamment à celui de notre production littéraire et scientifique: par des achats de livres, il encouragerait l'esprit d'entreprise chez les éditeurs; par la facilité d'utiliser pour ainsi dire gratuitement les livres dans toute l'étendue du territoire français, il permettrait à nombre d'esprits très bien doués qui y sont dispersés de se tenir au courant du mouvement scientifique et d'y apporter leur contribution, chose qui leur sera bien difficile tant que la communication des livres ne pourra être obtenue qu'à la condition de se trouver dans certains locaux situés presque exclusivement à Paris.

Un système de subventions pour la publication des manuels scientifiques est d'ailleurs indispensable. La participation des professeurs de l'enseignement supérieur devrait y être obligatoire. Chacun d'eux devrait être tenu de rédiger et de réviser un ou plusieurs chapitres du manuel de la science qu'il enseigne, de sorte que l'on ne verrait plus ce fait lamentable que, pour avoir en français un manuel de physique un peu étendu, on a été obligé de traduire un manuel russe, et cela quand notre enseignement supérieur compte une vingtaine de professeurs de physique!

La capacité des professeurs de notre enseignement supérieur ne pourrait d'ailleurs que gagner à ce que chacun d'eux ait à renseigner les autres (et par conséquent à se renseigner lui-même) sur un chapitre bien délimité de la science. On peut objecter que c'est là une obligation morale qui a toujours existée pour eux et que sa délimitation serait la seule chose nouvelle; mais combien manquent aux obligations si on ne leur impose pas d'y satisfaire d'une façon concrète et avec menace d'une sanction en cas de négligence.

Une autre réforme nécessaire pour maintenir le plus possible l'usage de notre langue à l'étranger est la simplification de son orthographe. Les littérateurs qui forment la majorité des membres de l'Académie française ne se rendent pas compte du tort qu'ils font à la popularité de notre idiome en obligeant les étrangers à apprendre deux fois un grand nombre de mots français, une fois pour savoir comment il est écrit et une autre fois pour savoir comment il se prononce, difficulté qui n'existe ni en allemand, ni en italien, ni en espagnol. Aussi notre langue passe-t-elle à l'étranger pour difficile à apprendre, ce qui n'encourage pas à l'aimer et à la pratiquer.

Notre orthographe capricieuse a d'ailleurs des inconvénients même dans les pays de langue française: les Français n'ayant pas l'habitude de prononcer leur langue comme ils l'écrivent, des prononciations locales se reforment dans le domaine de la langue d'oïl; elles conduiront avec le temps à une nouvelle création de patois.

La réforme orthographique est donc nécessaire; pour être bienfaisante, elle devra établir des règles simples dans la façon d'orthographier.

Résumons ce long article et concluons: seules les langues dans lesquelles tous les progrès de la science sont consignés peuvent prétendre au titre de langues scientifiques internationales: l'on peut écrire des articles scientifiques dans les autres langues, mais ceux qui les écrivent, n'ayant pu parfaire leur éducation avec des ouvrages écrits dans leur langue maternelle, auront toujours une tendance de plus en plus forte à écrire dans une langue pouvant faire connaître leurs travaux par les savants du monde entier; ils y seront aussi incités par le fait que la librairie y sera prospère et, par conséquent, paiera les auteurs, au lieu d'être payée par eux. La production scientifique des pays où l'on publie beaucoup s'augmentera donc de la plus grande partie de celle des pays où l'on publie peu. Ainsi, sauf quelques-unes, toutes les langues sont destinées à rester des idiomes purement littéraires et administratifs. Dans la concurrence que se font les langues scientifiques, le français, la seule langue des pays latins à laquelle on puisse reconnaître cette qualité, est descendu de la première place, qu'il occupait il y a cent ans, à la troisième, fortement distancé par l'anglais et l'allemand. À moins que nous ne fassions des efforts énergiques pour empêcher l'écart entre nos concurrents et nous de s'accroître, il augmentera rapidement. Si nous reculons devant une augmentation de nos dépenses scientifiques, notre littérature scientifique perdra avant peu cette ampleur qui fait de notre langue une langue scientifique.

Quelque grande que soit la bonne volonté des autres peuples à notre égard, le jour où leurs savants auront désappris notre langue, il sera aussi oiseux pour nous d'espérer que le français continuera à être une langue internationale, qu'il le serait d'espérer de voir cette qualité rendue au latin. Seules restent des langues internationales celles qu'il est utile d'apprendre et que la majorité des étrangers apprennent. Il est évident qu'il deviendra de moins en moins utile d'apprendre le français comme une langue commerciale. L'utilité de notre langue reposera donc de plus en plus sur les services qu'elle pourra rendre aux savants et aux diplomates. Notre plus grande garantie qu'elle restera la langue diplomatique est donc dans son utilité scientifique. Les faits semblent de plus en plus aiguiller vers une situation où l'Allemagne et l'Angleterre seront à la tête de deux grands groupements. Si apprendre le français devenait un pensum infligé aux seuls élèves diplomates, nos amis comme nos ennemis succomberaient vite à la tentation de substituer à une langue diplomatique unique les langues des deux chefs de ces groupements. Personne ne nous défendrait puisque tous, sauf nous, gagneraient au change. Pour défaire l'œuvre du congrès de Nimègue, il suffirait que dans un futur congrès international plusieurs hommes s'imposant comme négociateurs sachent bien à la fois l'anglais et l'allemand et ignorent notre langue.

D'ailleurs, l'époque où tous les savants du monde entier parleront la même langue est peut-être plus proche qu'on ne croit. À mesure que la science s'enrichit d'observations et de découvertes nouvelles, le savant doit se spécialiser davantage, et le jour où une langue aura acquis le privilège de servir d'organe à presque toutes les publications scientifiques spéciales, elle aura acquis une fonction qui restera son apanage éternellement.

Pendant longtemps, les faits historiques ont été locaux (républiques grecques et latines), puis ils sont devenus régionaux (Assyrie, Chine, Grèce, Rome), puis continentaux (Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon). Nous sommes arrivés à la période mondiale, et de même que le latin, langue du Latium, est devenu peu à peu la langue de l'Italie et d'une partie de l'Europe occidentale, de même que le français, langue du Parisis, est devenu peu à peu la langue de toute la France, de même une langue deviendra la langue mondiale. Ce devra être une langue parlée, sans quoi les inconvénients qui ont amené l'abandon du latin se reproduiraient. Ce n'est même pas la conquête qui engendrera ce résultat. Il y a trop de langues différentes sur le globe et la marche de la civilisation est trop nettement orientée vers l'abolition de la guerre (il n'y a eu que quatre guerres entre grandes puissances en Europe depuis 1815; trois ont été déclarées par la France et la quatrième n'a eu lieu qu'avec son assentiment) pour que des événements militaires soient l'élément qui amènera le triomphe de la langue destinée à devenir la langue universelle. Il sera dû à ce que ceux qui la parleront en auront fait l'instrument des «archives scientifiques» de l'univers. Ce sera la victoire du plus digne (the survival of the fittest). Ce jour-là, les autres langues commenceront à tomber au rang de patois.

Il est pénible de penser que notre chère langue française ait eu tant de chances de conquérir cette situation glorieuse et définitive, et qu'une parcimonie mal placée, une organisation défectueuse et parfois l'hostilité de gouvernements cléricaux envers l'enseignement les lui aient fait perdre presque toutes. Elle reste encore néanmoins en possession d'un gros avantage, elle est la langue obligatoire en diplomatie. Elle jouit aussi de grandes sympathies chez beaucoup de petites nations. Si nous savons voir le danger et adopter avec intelligence les remèdes nécessaires, tout n'est peut-être pas perdu, et nous pouvons tout au moins prolonger la période où l'espoir continuera à nous être permis. Mais il ne faut pas se faire d'illusions; si nous persistons à laisser les choses suivre leur cours naturel, la génération actuelle pourrait peut-être assister au 1870 de la langue française, comme la génération précédente a douloureusement vécu celui de notre gloire militaire et de notre situation politique.

Source
Mercure de France, 1er décembre 1913, p. 449-469.
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