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Lettre à nos amis tunisiens
Dossier: Tunisie

Jacques Dufresne
Présentation

L'exemple de courage et de fraternité que vous donnez au monde en ce moment nous incite à nous adresser à vous sur le mode de l'amitié. Nous revenions à la fois heureux et tristes de nos voyages chez vous; heureux d'avoir été si bien accueillis et d'avoir eu accès à tant de lieux historiques inspirants, tristes à la pensée qu'un peuple si cultivé et si hospitalier vive sous le signe, partout visible, de la corruption de ses dirigeants. Bientôt nous reviendrons en plus grand nombre encore avec pour seul regret au retour de quitter une terre rendue à la liberté et revenue à une corruption plus modérée, c'est-à-dire semblable à celle qui sévit même dans les pays les mieux classés par Transparency International.


Extrait
D'où la sagesse d'Edgar Morin qui, dans son dernier livre, La Voie, pour l'avenir de l'humanité, invite les citoyens du monde à ne pas attendre le bonheur de leur État: « La politique ne peut créer de l’amitié et de l’affection. Il faut même cesser de croire que le but de la politique soit le bonheur, selon l’idée formulée dans la Constitution des États-Unis et reprise en France par Saint Just. Elle peut et se doit d’éliminer les causes publiques de malheur (guerre, famine, persécutions), mais ne peut engendrer le bonheur

Texte


Chers amis Tunisiens,

L'exemple de courage et de fraternité que vous donnez au monde en ce moment nous incite à nous adresser à vous sur le mode de l'amitié. Nous revenions à la fois heureux et tristes de nos voyages chez vous; heureux d'avoir été si bien accueillis et d'avoir eu accès à tant de lieux historiques inspirants, tristes à la pensée qu'un peuple si cultivé et si hospitalier vive sous le signe, partout visible, de la corruption de ses dirigeants. Bientôt nous reviendrons en plus grand nombre encore avec pour seul regret au retour de quitter une terre rendue à la liberté et revenue à une corruption plus modérée, c'est-à-dire semblable à celle qui sévit même dans les pays les mieux classés par Transparency International.

Si dans bien des pays la corruption est plus modérée qu'elle ne l'était chez-vous, et mieux occultée surtout, elle n'en est pas moins présente partout et partout on se demande avec angoisse où s'arrêtera cette gangrène. Sur l'échelle IPC (Indice de Perception de la Corruption) votre ancien pays était au 56e rang, plus proche de la France au 26e rang et du Canada au 6e rang que de l'Afghanistan au 178e rang. Vous donneriez à tous une précieuse leçon en vous hissant rapidement au premier rang. Sachez en tout cas que vue de l'intérieur, la situation du pays occupant le 6e rang n'a rien de réjouissant.

Nous avons donc plus de raisons de vous admirer que de vous donner des leçons. Cela dit, ce que vous vivez en ce moment nous semble trop beau pour rester vrai et il nous paraît hélas! probable que votre révolution vous soit, plus tôt que tard, dérobée. De toute évidence, vous éprouvez les mêmes craintes d'une façon encore plus aiguë, ce qui vous a amenés à créer un comité de sages ayant pour mission de protéger vos conquête.

Il se trouve que mes lectures des derniers jours m'ont donné l'occasion de découvrir des textes présentant la plus grande pertinence pour vous en ce moment. Il y a bien des malheureux chez vous à l'heure actuelle et une partie seulement de leur malheur s'explique par la corruption d'hier. En conséquence, trop de Tunisiens demanderont à leur nouveau gouvernement de leur apporter le bonheur. Cela crée déjà un climat qui incite les apprentis dictateurs à faire à la population des promesses qui ne pourront être tenues que temporairement et au prix des libertés si chèrement acquises. D'où la sagesse d'Edgar Morin qui, dans son dernier livre, La Voie, pour l'avenir de l'humanité, invite les citoyens du monde à ne pas attendre le bonheur de leur État: « La politique ne peut créer de l’amitié et de l’affection. Il faut même cesser de croire que le but de la politique soit le bonheur, selon l’idée formulée dans la Constitution des États-Unis et reprise en France par Saint Just. Elle peut et se doit d’éliminer les causes publiques de malheur (guerre, famine, persécutions), mais ne peut engendrer le bonheur. Elle doit donc viser non pas à créer les conditions du bonheur, qui lui échappent, mais favoriser et faciliter la possibilité pour chacun de jouir des qualités de la vie, c'est-à-dire de vivre poétiquement. L’état prosaïque et l’état poétique sont nos deux polarités de vie : s’il n’y avait pas de prose, il n’y aurait pas de poésie. L’une est celle que nous subissons par obligation ou contrainte en situation utilitaire et fonctionnelle ; l’autre est celle de nos états amoureux,fraternels, esthétiques. Vivre poétiquement, c’est vivre pour vivre. Il est vain de rêver d’un état poétique permanent, lequel, du reste, s’affadirait de lui-même. Nous sommes voués à la complémentarité et à l’alternance poésie/prose. »1

Le livre d'EdgarMorin contient une autre idée qui aurait pu lui être inspirée par vos soulèvements récents, celle de métamorphose, qu'il distingue ainsi de la révolution: « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité). On ne peut en prévoir les modalités ni les formes : tout changement d’échelle entraîne un surgissement créateur. »2


L'expression révolution du jasmin créant un certain malaise en Unisie, on voudra peut-être la remplacer par métamotphose du jasmin Et sans doute trouverez-vous dans la multitude d'écrits consacrés à la révolution plusieurs idées qui vous aideront à réussir la vôtre. Je redécouvre l'une de ces idées chez un auteur qui vous est sûrement cher, Simone Weil. Sa critique sévère de l'usage de la force par les Romains, l'a amenée à formuler sur Carthage un jugement qui discrédite à jamais le delenda est Carthago de Caton. «Carthage, au moment où elle a disparu, possédait très probablement une civilisation plus brillante de beaucoup que ne l'était celle de Rome à cette époque, car c'était une cité phénicienne que le commerce et la navigation mettaient en rapport avec la Grèce et tout l'Orient méditerranéen.» 3. En 1937, au moment où le sang coula dans votre pays, elle déplora le manque de compassion du gouvernement du Front populaire en France: « Les morts de Tunisie étaient, écrit-elle, des morts hors-programme. » Suivent ces lignes prophétiques: «Quand je songe à une guerre éventuelle, il se mêle, je l'avoue, à l'effroi et à l'horreur que me cause une pareille perspective, une pensée quelque peu réconfortante. C'est qu'une guerre européenne pourrait servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre indifférence et notre cruauté.» 4

Au XXe siècle, personne n'a souhaité plus que cette femme une révolution qui ne se détruisît pas elle-même. C'est pourquoi l'échec de la révolution russe, dont elle avait souhaité le succès, l'a si profondément attristée. Elle a trouvé ensuite dans la doctrine de Marx lui-même la cause de ce phénomène. «Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste en somme à poser d'une part que la force seule règle exclusivement les rapports sociaux, d'autre part qu'un jour les faibles, tout en demeurant les faibles, seraient quand même les plus forts. Il croyait au miracle sans croire au surnaturel. D'un point de vue purement rationaliste, si l'on croit au miracle, il vaut mieux croire aussi en Dieu.» 5

L'histoire de la révolution russe illustre parfaitement cette analyse. Au contact de la force, ceux qui étaient les faibles et les présumés purs au départ ont été dégradés au point de commettre, souvent en les aggravant, les crimes dont ils avaient été victimes. La révolution des nazis a eu le même effet. En matière de propagande et de droits de l'homme, Lénine était d'ailleurs un modèle pour Hitler. En Tunisie même, Bourguiba pourtant si sage au début, Bourguiba qui fut l'un des pères de la Francophonie, et Ben Ali ensuite, n'ont-ils pas donné au monde une preuve de cette loi? Où les Tunisiens actuels trouveront-ils l'inspiration qui les élèvera au-dessus des vieilles ornières? La rhétorique de circonstance sur la démocratie et les droits l'homme ne dépasse guère le niveau du slogan. Quant à la sagesse musulmane, n'est-elle pas trop mêlée à une conception du pouvoir donnant prise aux excès que l'on veut éviter? Mais puisqu'ils ont déjà trouvé au fond d'eux-mêmes les ressources qui les ont détournés de la violence contre les personnes, pourquoi les Tunisiens ne parviendraient-ils pas à modérer la corruption dans leur pays et à en extirper la peur?


Notes

1-Morin, Edgar, La Voie, pour l'avenir de l'humanité, Fayard, Paris 2011, p. 64

2-Ibid. p.32

3-Simone Weil, Écrits historiques et politiques,Gallimard, 1960, p.44

4-Ibid. p.338

5- Simone Weil, Oppression et liberté, Gallimard 1955, p. 208


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