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La francophonie et la doctrine du Soft Power |
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Jacques Dufresne |
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Texte |
La doctrine du Soft Power.
Pendant que George Bush fait la guerre en Irak et rejette le protocole de Kyoto, son ancien (et futur?) rival, Al Gore, parcourt la planète pour commenter un film où il se présente lui-même comme le prophète du troisième testament : l’ère écologique et pacifique. Deux Amériques, deux visages, Janus, comme l’avait très bien vu Thomas Molnar à la fin de la décennie 1970. À Rome, le visage conquérant et le visage chrétien se sont succédés; aux États-Unis, ils se sont toujours superposés : Washington, Jefferson, Bush, Gore. On retrouve les deux visages en chacun : Bush fait sa génuflexion avant d’appuyer sur le bouton rouge; Gore fait fortune en prêchant l’austérité.
Quand l’un des visages déçoit, les spectateurs, fascinés, se tournent vers l’autre et l’Amérique continue de voler le spectacle même quand on a cessé de l’aimer. Voler le spectacle, c’est la mission que remplit Al Gore en ce moment, avec une remarquable efficacité.
En ce moment, à l’automne 2006, cet homme est le héros du Soft Power. C’est Joseph Nye, qui dans Bound to lead, un ouvrage paru en 1990, a fait entrer l’expression Soft Power dans le vocabulaire de la diplomatie et des sciences politiques. Le roi du software, Bill Gates allait bientôt devenir l’homme le plus riche du monde.
Joseph Nye est le doyen de la J.F.Kennedy School of Government de l'Université Harvard. La puissance douce, écrit-il dans Bound to lead, «consiste à tenter d'abord d'obtenir par la persuasion séductrice les résultats que l'on pourrait aussi atteindre par la force. Il s'agit d'amener les autres à adhérer à des normes et des institutions qui incitent ou induisent au comportement désiré. Le pouvoir mou peut prendre appui sur la capacité d'établir l'agenda (set the agenda) de manière à façonner les préférences des autres.»
S’il se réduisait à cela, le Soft Power serait la plus vieille tactique du monde. Mais nous sommes au pays de la persuasion clandestine et à la veille de la révolution Internet. Si l’on en juge par la présentation de la même idée dans un article de Joseph Nye et William Owen 1 paru dans la revue Foreing Affairs en 1996, le Soft Power est une propagande doublée d’un rayonnement culturel qui peut désormais être assuré par des moyens techniques incomparablement plus puissants que la radio et le haut parleur dont Hitler fit l'usage que l'on sait.
Dans son dernier livre, un condensé des précédents, Joseph Nye rappelle que c’est la France qui, à la fin du XIXe siècle, a eu recours au Soft Power pour la première fois dans l’ère moderne. Comment? En répandant sa langue et sa culture dans le monde par le biais de l’Alliance française.
«Les moyens forts sont oppressifs, disait Simone Weil, les moyens purs sont inopérants.» L’enseignement d’une langue est un moyen pur, comme la diffusion de la culture allemande dans les instituts portant le nom de Goethe. La France et l’Allemagne n’ont pas conquis le monde de cette manière, elles ont toutefois eu droit à son admiration à un degré étonnant.
Le Soft Power est-il un moyen pur de cette nature? Ce n’est pas l’impression que donne l’aigle branché qui illustre l’article.
«En vérité, écrivent Nye et Owens, c'est le XXIe siècle qui apparaîtra un jour comme ayant été, au plus haut point, celui de la suprématie américaine [...] La beauté de l'information comme source de puissance, c'est qu'en plus d'accroître l'efficacité des armes au sens le plus concret du terme, elle démocratise les sociétés de façon inéluctable.»
Ce texte a le mérite d’être transparent. Le recours au mot beauté dans un contexte pareil ne laisse au lecteur attentif aucune illusion sur la qualité de l’inspiration des auteurs. Le mot information est ensuite employé dans les deux sens qu’il a aujourd’hui: un traitement informatique des données, accroissant d’une part la précision des armes et d’autre part l’efficacité des moyens de persuasion.
Mais quelle est donc cette démocratie résultant inéluctablement d’un certain usage de la puissance? Nye et Owens fournissent eux-mêmes la réponse: «On a désormais la preuve que les changements technologiques et économiques sont des forces de fragmentation induisant la formation de marchés libres plutôt que des forces répressives renforçant le pouvoir central.» La démocratie, c'est le libre marché!
J’ai pris la liberté de traduire pluralizing forces par «forces de fragmentation». Le reste de l'énoncé incite le lecteur à confondre un état-nation centralisé comme la France avec les dictatures, par définition centralisées, comme le furent l'Allemagne nazie et la Russie soviétique. Bien entendu, la conception grecque de la cité, qui repose elle-même sur l'idée que l'homme est un animal naturellement social, est évacuée ici au profit de l'idée selon laquelle une société est et doit être une collection d'individus ayant des droits protégés par un état dont le rôle se limite à cette protection.
N’en concluons pas que les Américains vont avec cynisme et de façon ouvertement concertée utiliser des techniques d’avilissement pour briser les liens à l’intérieur des nations qui leur sont plus ou moins officiellement soumises. Leur Soft Power est une piste brouillée où Steinbeck côtoie James Bond, où la plus généreuse diffusion des idées prend le relais des techniques de communication les plus éloignées de l’art et de la pensée; où également les initiatives privées et les interventions de l’État se complètent mieux que si tout était planifié et orchestré par le pouvoir central.
Après son veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies, en 2003, la France a été victime de ce pouvoir. Dans les journaux, les radios, les télévisions, les films, de même que sur Internet, on n'a rien négligé pour ridiculiser ce David surgissant du camp ami pour limiter le pouvoir d'un Goliath qui a déjà soumis ses ennemis les plus puissants: la Russie, la Chine... La France avait joué brillamment le jeu du soft power, mais comme l'a écrit Thomas Donnely, de l'American Entreprise Institute, ce «poids plume» du so-calledSoft Powerva se heurter au «heavy-metal hard power of the United States.»
Joseph Nye est plus subtil. Selon sa doctrine, les États-Unis doivent au contraire miser avant tout sur le soft power. Ils sont les maîtres incontestés du monde sur le plan militaire, mais il est sage de ne pas abuser de cette puissance; sur le plan économique, ils ont des rivaux: l'Europe, le Japon, la Chine, bientôt l'Inde et le Brésil. Sur le plan des communications, leur hégémonie est comparable à celle dont ils jouissent sur le plan militaire.
Quelle est l'importance relative de la partie visible et de la partie invisible de cette cette puissance douce, de la partie morale et de la partie immorale? Pour répondre à cette question, il faudrait connaître l'emploi du temps des dizaines de milliers d'employés des agences de sécurité et de renseignement. On a dit que les autoroutes de l'information seraient pour l'empire américain l'équivalent des voies romaines pour l'empire des César. Qu'en est-il précisément? Tout le monde sait que la première enfance d'Internet a été militaire. Tout le monde sait également que le choix d'une norme unique TCP-IP, qui fait d'Internet un réseau mondial (alors qu'il existe plusieurs normes et plusieurs réseaux pour la télévision), a été fait de façon aussi peu démocratique que possible.
Dans l'opinion publique mondiale, les avantages d'une communication libre à l'échelle de la planète semblent avoir éclipsé les risques de la domination du réseau par la puissance qui l'a créé et en conserve les principales clés. Affaire à suivre...
Nous nous limiterons ici à souligner un aspect important du soft power: le don. Par le biais de l'Alliance française la France faisait don de ses conférenciers à ceux qui voulaient bien les entendre ailleurs dans le monde. Ce cadeau fut apprécié particulièrement au Québec au début du XXe siècle et au cours de la décennie 1950. Ces conférenciers étaient l'un des principaux liens du Québec avec la France à ce moment.
Au cours de la même décennie 1950, pendant que la France nous envoyait ses conférenciers, les États-Unis installaient à leurs frais les premiers studios de télévision au Canada, l'un à Toronto, l'autre à Montréal. Par gratitude nous avons ensuite adopté la norme américaine, choix qui fut fatal pour le Canada anglais, placé ainsi en concurrence directe avec le puissant voisin. Le même choix obligea le Québec à créer ses propres émissions, ce qu'il fit avec un succès étonnant, mais pendant longtemps, jusqu'à la création de TV5 Canada en 1988, le Québec et le reste du Canada français furent privés de la télévision des autres pays francophones.
Internet sera perçu comme un cadeau de l'Amérique au reste du monde, mais dans ce cas le don devint la première étape d'une mise en marché d'une prodigieuse efficacité. Pour fruit de sa générosité, Google est aujourd'hui l'une des entreprises les plus prospères au monde. Skype est aussi gratuit. Quelle merveille, un Australien peut téléphoner gratuitement à son amie finlandaise. Mais pourquoi la compagnie E-Bay a-t-elle racheté Skype à plus de 1 milliard d'euros? Pour que ses clients puissent communiquer facilement entre eux et pour bien d'autres raisons. Et voilà un nouveau réseau d'importance majeure auquel les services de renseignement américain pourront avoir plus facilement accès que s'il appartenait aux Finlandais. On l'a vu après le 11 septembre, en cas de crise tout est permis.
Le pouvoir intellectuel est étroitement lié à ce pouvoir commercial et politique. Il prend aussi la forme du don. Voici Wikipedia, l'encyclopédie libre. On aura deviné que le sens donné ici au mot libre fait partie de la stratégie du soft power. Il n'y a aucune condition à remplir pour consulter cette encyclopédie et pour y participer en tant qu'auteur. À chacun sa vérité! La liberté se réduit au choix, elle n'a aucun rapport avec la connaissance. Pour limiter les conflits d'opinions, Wikipedia deviendra un temple de la pensée neutre, avantage notoire pour la nation donatrice qui, en raison de sa puissance, s'expose à bien des critiques.
Mais l'essentiel est ailleurs. Voyez comment, dans Wikipedia, le médium s'impose en tant que message, un message en deux points: la foule est plus sage que les experts, et une encyclopédie est une juxtaposition de faits et d'opinions plutôt qu'une oeuvre, qu'un ensemble cohérent fondé sur des principes explicites.
Nous traitons de ces deux points ailleurs dans cette encyclopédie. Qu'il nous suffise ici de souligner le fait que l'éclatement du savoir en Occident, mal aggravé et exporté ailleurs par la mondialisation, sape en ce moment les conditions du dialogue entre les civilisations. Or la neutralité que propose et impose Wikipedia institutionnalise ce mal, tout en discréditant le jugement de valeur, plus que jamais nécessaire, et avec lui le logos des grecs, apte à éclairer l'humanité aussi bien sur les grandes questions métaphysiques que sur les sciences et les techniques. Cette logique conduit tout droit à une situation où tout ne sera que science sans conscience et religions sans raison, en conformité avec le spectacle qu'offre une Amérique partagée entre sa science et sa philosophie des sciences d'un côté et de l'autre son fondamentalisme religieux. Ce qui est sacrifié au passage: le sens de la hiérarchie, lequel est rendu possible par une raison à qui le royaume des valeurs n'a pas été interdit.
Faut-il ajouter que le savoir éclaté, ce sera bientôt la cité, la nation éclatée, ce qui fait le jeu de cette volonté de fragmentation au coeur du Soft Power. Nous voyons cette volonté de frangmentation à l'oeeuvre dans un autre document de cette encyclopédie où nous reproduisons un passage du dernier livre Paul-Marie Couteaux, Être et parler français.
L’une des caractéristiques du Soft Power à l’américaine c’est que, dans ses opérations de propagande, dans ses politiques de Soft Power, l’État peut compter sur la collaboration spontanée des entreprises, des médias, des universités et des chercheurs. Nous analysons dans un document consacrée à la revue en ligne Mondesfrancophones l'étonnante complétarité entre les visées de Nyes et Owens et celles d'un groupe d'universitaires que nul ne peut accuser d'être des agents de la CIA.
1-Le premier, ancien président du National Intelligence Council et ancien secrétaire adjoint à la Défense pour les Affaires internationales dans l'administration Clinton, est maintenant le doyen, de la John F. Kennedy School of Government de l'Université Harvard. L'amiral William A. Owens est l'ancien vice-président du Joint Chiefs of Staff dans l'administration Clinton. |
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