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Google-Wikipedia ou le relativisme numérique |
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Jacques Dufresne |
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Texte |
L’influence qu’exerce le tandem Google-Wikipedia dans la vie intellectuelle de l’humanité entière est un événement qui vaut une heure de peine. Socrate y est condamné à mort pour la deuxième fois, mais le jury n’est pas l’assemblée des citoyens d’une petite ville de 100 000 habitants, il est constitué de représentants de toutes les parties du monde, répondant à l’appel de la plus grande puissance de tous les temps : les Etats-Unis d’Amérique.
Souvenons-nous de la discussion entre Socrate et Protagoras (Théétète 152). « L’homme, disait Protagoras, est la mesure de toutes choses. » L’homme dont il est question ici ce n’est pas l’homme en général, la nature humaine, c’est vous et moi. Chacun d’entre nous est la mesure de toutes choses selon Protagoras. Le mot vérité n’a aucun sens. Une opinion en vaut une autre et c’est la force, celle du nombre ou celle des armes, qui impose l’une plutôt que l’autre. À cette thèse relativiste Socrate oppose sa conviction que par la raison, le logos, l’homme peut se rapprocher de la vérité universelle. L’Occident donnera raison à Socrate et lui restera fidèle, dans son ensemble, jusqu’au XXe siècle. Pour les mêmes raisons l’Occident prit le parti de Socrate, contre le peuple d’Athènes, qui le condamna à boire la ciguë.
Ce sont aussi les Etats-Unis qui assurent en ce moment la revanche de Protagoras sur Socrate par des moyens de persuasion reposant sur le nombre. Si l’Église romaine a inventé l’index pour interdire, avec un succès relatif, la lecture des œuvres qu’elle jugeait mauvaises, les Etats-Unis ont inventé le tandem Google-Wikipedia pour imposer leurs valeurs au monde, avec une efficacité d’autant plus redoutable qu’elle est associée dans l’esprit des gens à d’indispensables services rendus gratuitement à tous les internautes.
Que dois-je lire?
Que dois-je lire? demandait jadis l’élève à ses maîtres, ses parents ou ses amis, dans un contexte où l’État avait déjà partiellement répondu à ses questions en mettant des œuvres au programme des écoles. Quelle qu’en soit la source, la suggestion résultait toujours d’un exercice du jugement, éclairé par des valeurs identifiables.
Désormais notre élève s’adresse d’abord à Google, qui lui propose, en une fraction de seconde, les résultats d’un plébiscite sur le thème de sa recherche. Cet engin de recherche fait en effet le décompte des sites qui, sur un thème donné, sont recommandés sur d’autres sites et il place aux premiers rangs des résultats ceux qui reçoivent le plus de votes. Le programme qui accomplit cette opération est complexe et ses règles précises sont tenues secrètes, mais on en connaît les grandes lignes. De toute évidence, les adresses générales (agora.qc.ca pour l’Encyclopédie de l’Agora) à titre d’exemple, sont prises en compte, de même que les adresses particulières désignant un dossier, agora.qc.ca/dossiers/eau. Ainsi, la popularité d’un site rejaillit sur chaque section du site et inversement. Si bien qu’en accordant des droits d’édition à tous les internautes qui veulent bien les exercer, un site géant comme Wikipedia confère un avantage à tous ceux qui publient sous sa bannière. Quelle est l’importance relative accordée par Google à l’adresse générale et aux adresses particulières ? Cela fait partie du secret bien gardé.
Les Google bombs, opérations consistant par à multiplier artificiellement les références à un site pour en améliorer le classement éventèrent toutefois une partie du secret. Les internautes ont en effet constaté qu’en associant une expression donnée à une adresse de site, il devenait possible d’accéder rapidement au site en question. Plusieurs d’entre eux ont alors eu l’idée d’associer l’adresse du site personnel de George Bush à l’expression Miserable failure. En faisant une recherche sur Miserable failure dans Google, on obtint vite le site de George Bush comme premier résultat.
S’il s’agit là d’un canular sans gravité, d’autres manipulations sont lourdes de conséquences, comme en fait foi cet article d’une revue de l’Université de Montréal : «Le mouvement de scientologie est reconnu pour avoir monopolisé l’expression de recherche «scientologie» pour dominer les résultats de Google, en achetant des centaines de noms de domaine tous reliés entre eux. Devant la tactique agressive du mouvement, des internautes ont contre-attaqué en créant une Google bomb vers un site anti-scientologie qui veut exposer les mensonges de la religion fondée par L. Ron Hubbard dans les années 1950. Après avoir grimpé dans les meilleurs résultats de recherche de Google au printemps 2002, le site en question «www.xenu.net» fut enlevé de la toile par la direction de Google. Les avocats de la scientologie avaient alors démontré qu’un site ne pouvait exprimer des opinions sur la scientologie, puisque tous les termes et écrits de cette religion sont protégés par des marques de commerce et des droits d’auteur. Désormais réintégré, le site continue à soulever la question du droit de Google d’effectuer de la censure et surtout celui de la religion de bénéficier à la fois des avantages d’une religion officielle tout en ayant la protection juridique d’une entreprise privée.»1
Ces manipulations qui retiennent l’attention ne doivent pas nous faire oublier le fait que c’est le critère quantitatif appliqué au domaine de la qualité et des valeurs qui constitue le problème fondamental. C’est Google lui-même qui est la plus dangereuse des bombes. C’est le critère quantitatif qui explique pourquoi les documents Wikipedia figurent si fréquemment parmi les premiers résultats de Google. Il faut toutefois le reconnaître, il arrive souvent – sans quoi le procédé serait vraiment trop grossier – que le document en question soit l’un des meilleurs sur le sujet. Le nombre est un bon critère pour certains sujets et dans certaines conditions lorsque, par exemple, aucune pression n’est exercée sur les personnes dont l’opinion est prise en compte..
Mais revenons au procès de Socrate et à la revanche de Protagoras. Le relativisme triomphe une première fois par la loi du nombre dans Google et Wikipedia, et une seconde fois par les règles du jeu à l’intérieur de Wikipedia. Dans cette encyclopédie en effet, la neutralité dans les valeurs et les choix fondamentaux est la règle. Sans quoi les sujets prêtant à controverse deviendraient vite des champs de bataille, ce qui se produit fréquemment en dépit des mesures prises pour éviter la chose. C’est là une invitation à s’en tenir aux faits. C’est d’ailleurs, dans ce domaine, faut-il s’en étonner, que Wikipedia offre les meilleures garanties. Quant aux jugements de valeur, ceux qui survivent au mot d’ordre de neutralité, ils sont condamnés à s’annuler les uns les autres, aucune cohérence n’étant possible dans l’ensemble de l’ouvrage. Le message relativiste véhiculé par le médium en tant que médium se voit par là confirmé. Le seul fait que le premier venu puisse s’auto proclamer compétent sur un sujet donné renforce encore le message relativiste. Ma vérité vaut la tienne!
Le magazine New Yorker a révélé au début de mars 2007 la véritable identité de l’un des collaborateurs les plus prolifiques de Wikipedia, connu sous le pseudonyme de Essjay et prétendant être titulaire de deux doctorats : en théologie et en droit canon. À ce titre, il avait écrit 16 000 articles dans «l’encyclopédie libre où chacun peut devenir éditeur.» Il avait même obtenu un emploi en tant qu’arbitre des conflits entre des collaborateurs. Il conserva cet emploi jusqu’au jour où sa véritable identité fut rendue publique. Il s’agissait d’un certain Ryan Jordan qui ne pouvait revendiquer comme diplôme que l’honneur d’être un college drop out.
Il reste à faire l’analyse des 16 000 contributions de Ryan Jordan pour en connaître la véritable origine. Si le faux monnayage peut atteindre une telle ampleur, on peut être assuré que les petites tricheries sont la règle. Wikipedia est exposé aux mêmes risques que les blogues. Une entreprise lance un nouveau produit, elle veut le faire connaître sous un jour qui lui est favorable. Elle a le choix entre un blogue et un article dans Wikipedia si le terrain n’a pas déjà été occupé par un autre. Il existe même des manuels sur le blog marketing. Qui a écrit la biographie de tel écrivain, qui a fait la critique de tel film? A peine la nouvelle chaîne d’informations française France 24 avait-elle été lancée que déjà l’on pouvait lire dans Wikipedia un article sur le sujet comportant des précisions techniques telles que l’on pouvait soupçonner les autorités de la maison d’avoir elles-mêmes choisi l’auteur. C’eût été un geste bien avisé sur le strict plan de la mise en marché, car le dossier France 24 de Wikipedia sort immédiatement après le site officiel de la chaîne dans la liste des résultats Google. On peut difficilement imaginer qu’une grande institution publique française se soit abaissée à utiliser un tel procédé, mais compte tenu de qu’on sait de Wikipedia, le soupçon est inévitable en pareil cas. Le long article sur la chaîne n’est pas précisément le genre de texte qu’un bénévole prend plaisir à écrire pour l’avancement de la science.
N’importe qui peut avoir raison. Il suffit que son texte soit au sommet de la liste des résultats de Google. Protagoras a eu raison de Socrate et contre Socrate grâce à la magie technicienne qui renforce un conformisme naturel à l’homme, grâce aussi à une transposition du principe d’égalité dans le domaine des connaissances, où ce principe n’est pas à sa place.
À qui ces procédés profitent-ils donc?
Puisqu’il est fondamentalement une substitution de la force à la raison, il est normal que le relativisme planifié dont nous parlons profite d’abord à celui qui détient la force. Discréditer la raison en tant que moyen de se rapprocher de la vérité, cela équivaut à détruire à sa racine l’esprit critique. Ce n’est pas succomber à un antiaméricanisme dicté par le ressentiment que d’affirmer que les Etats-Unis sont ceux qui tirent le plus grand profit du relativisme dont ils assurent le triomphe dans le monde. C’est au contraire constater lucidement la réussite d’une stratégie, celle du Soft Power, qui a été soigneusement planifiée.
Le retour de Socrate
Quelle résistance est-il possible d’opposer à ce relativisme? Le relativisme de Protagoras n’était que l’enseignement d’un maître et de quelques disciples et cet enseignement était soumis à la discussion sur la place publique. Participant à cette discussion, Socrate parvint à faire prévaloir sa conception de la connaissance et de la vérité. Les choses se présentent différemment aujourd’hui. Le relativisme actuel n’est pas d’abord une théorie, mais une pratique s’appuyant sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication et disposant de moyens financiers sans équivalent dans l’histoire. Et cette pratique est telle que le médium est lui-même le message, selon les termes que McLuhan employait à propos de la télévision. Entendons par là qu’il y a une opinion sur la vérité et sur les valeurs dans le fonctionnement même de Google ainsi que dans les règles du jeu de Wikipedia. Le silence même dont ces règles sont entourées est une opinion.
Si la critique de ces procédés est un premier pas dans la bonne direction, si pour cette raison elle devait être au programme de toutes les écoles, elle demeure une arme dérisoire contre la gigantesque machine médiatique à laquelle elle s’attaque. Dans ce domaine, ne sont rentables que les entreprises en situation de monopole mondial. Seuls les Etats-Unis ont su remplir les conditions d’un tel succès symbolisé par des noms universellement connus : Microsoft, Yahoo, E-Bay, Google. Face à ces entreprises privées, même des nations comme la France sont réduites à l’impuissance. Parvenant à peine à soutenir les industries culturelles traditionnelles et n’osant pas mettre résolument le cap sur les TIC, elles doivent s’en remettre pour cela à des entreprises privées qui n’y trouvent pas leur compte. Les grandes entreprises américaines ont réussi le tour de force, en occupant rapidement l’ensemble du terrain, de s’enrichir tout en imposant la gratuité des logiciels et des contenus. Dans les autres pays, moyens ou petits, cet état de fait a pour conséquence que les meilleurs auteurs abandonnent le terrain d’Internet au tandem Google-Wikipedia et continuent à ne miser que sur le livre pour diffuser leur savoir.
Un moteur de recherche comme Quaero, le grand projet européen, ne règlerait pas le problème. À supposer même qu’il puisse un jour concurrencer Google sur le plan technique, il fonctionnerait inévitablement selon des règles semblables à celles de Google et ce sont toujours des procédés mécaniques et des règles quantitatives qui tiendraient lieu de critères pour le classement des documents.
Il faut plutôt réhabiliter le jugement. Pour des raisons philosophiques d’abord, mais également par souci d’une véritable efficacité. Distinguons les recherches portant sur des données objectives de celles qui comportent une dimension qualitative. Pour les premières, il n’y aurait aucun inconvénient à continuer de s’en remettre aux machines. Dans le cas des secondes, les machines ont atteint leur limite. De nombreux auteurs en étaient déjà convaincus au début des années 2000.
Nous avons à l’Encyclopédie de l’Agora une longue expérience en la matière et nous sommes de plus en plus convaincus, sans pouvoir le démontrer autrement que par des exemples, qu’il serait préférable de s’en remettre à l’exercice du jugement. Si les bibliothécaires sont plus que jamais nécessaires pour servir de guides aux chercheurs dans les bibliothèques, à plus forte raison le jugement de personnes éclairées est-il nécessaire pour le choix des documents sur Internet.
Nous sommes aussi d’avis qu’au lieu d’investir des centaines de millions d’euros dans une nouvelle machine à classer les documents, l’Europe aurait intérêt – et ce serait d’ailleurs plus conforme à son génie propre – à miser sur le jugement de ses chercheurs. Il resterait à mettre une méthodologie et des procédés techniques appropriés au service de ce jugement. Et des moyens financiers…
Notes
1- Revue Quartier Libre.
2- Site Telegraph.UK
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Information / Communication |
Discipline |
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