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La révolution du direct |
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Jacques Dufresne |
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Texte |
Il n'est plus permis d'en douter, Internet est un autre de ces grands événements qui auront tourné au profit de l'égalité. On peut facilement imaginer ce que Tocqueville ajouterait aujourd'hui à sa célèbre page sur l'irrésistible montée de l'égalité au cours du second millénaire en Occident. « L'imprimerie offre d'égales ressources à l'intelligence des hommes, la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais... » Et, ajouterons-nous à sa place, à la fin du XXe siècle Internet fait pénétrer la bibliothèque universelle dans toutes les maisons; au début du XXIe siècle elle incite leurs occupants à devenir eux-mêmes auteurs.
Jusqu'au début du XXIe siècle, le citoyen ordinaire devait s'en remettre à des intermédiaires dans les activités les plus importantes de sa vie: les professeurs pour accéder au savoir, les journalistes pour accéder à l'information, les avocats pour obtenir justice, les médecins pour recouvrer la santé, les députés pour participer au pouvoir politique, les courtiers pour faire fructifier ses économies, etc. N'était-ce donc là pour notre occidental emporté depuis un millénaire par le désir de l'égalité, qu'un moindre mal, qu'une dépendance à laquelle il se résignait et dont il allait se libérer à la première occasion? Quinze ans après le premier accès du grand public à Internet, on a des raisons de le croire. Cette technique de communication semble avoir fourni à notre passionné de l'égalité l'occasion qu'il attendait d'éliminer ces intermédiaires qui, avec le temps, s'étaient élevés au-dessus de lui pour former une classe supérieure.
Réduit jusque là au rôle de lecteur et de spectateur, il peut, grâce à Internet, devenir auteur, éditeur et producteur. La démocratie directe, disparue à jamais après l'expérience athénienne, redevient ainsi possible. L'hétérarchie remplacera-t-elle la hiérarchie, la coordination horizontale remplacera-t-elle la coordination verticale?
Depuis 2004, les blogues ont pris sur Internet une importance telle qu'on peut voir là l'une des explications du fait que les journaux, dans de nombreux pays d'Occident, ont perdu jusqu'à 10% de leurs lecteurs. Le mobile principal des blogueurs est souvent leur insatisfaction à l'endroit des journalistes: «Vous leur parlez pendant une heure au téléphone et ils déforment ensuite votre pensée en quelques minutes dans leur journal.» C'est ainsi que l'entraîneur de l'équipe de basketball Mavericks de Dallas, explique l'importance qu'il attache aux blogues. Blog Marketing, le livre d'où cette opinion est tirée, est rempli d'anecdotes semblables.
Depuis 2005, le site You Tube connaît un succès encore plus fou que celui de Google, des blogues et de Wikipedia et diffusant les vidéos de tout un chacun. La plus grossière pornographie y côtoie les vidéos de papa et maman et personne ne s'offusque de ce que un vidéo de la compagnie Nike vole la vedette.
Les mêmes citoyens sont aussi de plus en plus nombreux à assurer seuls leur défense devant les tribunaux, comme on le faisait à Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ. Be your own lawyer! Soyez votre propre avocat! On trouve 121 000 sites sur ce thème sur Internet. Quand il se présente ensuite chez le médecin, notre citoyen autonome lui soumet le diagnostic qu'il a lui-même établi à partir de l'information qu'il a trouvée sur Internet. Aux États-Unis toujours, la croissance du Home Schooling a été de l'ordre de plus de 10% par année au cours de la dernière décennie.
Le sage et le savant eux-mêmes eux-mêmes sont menacés dans leur rôle de médiateurs. L'autorité intellectuelle appartient désormais en grande partie au tandem Google-Wikipedia. Rappelons que Google est un moteur de recherche dont l'ascendant repose sur sa capacité de prendre en compte, à la vitesse de l'éclair, la fréquentation d'un site et d'un nom de domaine. Chaque recherche faite avec cet outil est un plébiscite. Wikipedia est une encyclopédie participative. Chaque internaute qui le désire peut y collaborer. Les règles de ce jeu planétaire du savoir sont telles qu'il y a presque toujours un document Wikipedia parmi les premiers résultats d'un recherche Google.
Le fonctionnement de Wikipedia et notamment les querelles entre auteurs, en l'absence de tout arbitre qui pourrait trancher, donnent à attendre qu'on mise sur l'auto organisation pour éviter que l'ensemble ne sombre dans une incohérence totale. D'où la forme qu'a prise la querelle entre les deux fondateurs, Wales et Sanger, le second reprochant au premier son laisser faire total, et lançant un nouveau projet d'encylopédie où les experts auront le premier et le dernier mot.
L'idée d'auto organisation d'abord à la mode dans les sciences, la biologie en particulier, a gagné la politique l' éducation et même l'ensemble de la vie intellectuelle. La chose devient claire à la lecture du best seller qui correspond à l'avènement de Wikipedia, ouvrage dont le titre The Wisdom of Crowds, (la sagesse des foules) a été emprunté au biologiste Seeley qui a écrit un livre intitulé The Wisdom of the Hive (la sagesse de la ruche).
Après avoir évoqué le mépris dans lequel on a tenu les opinions de la multitude depuis toujours, y compris parmi les spécialistes des foules, tel Gustave Le Bon, Surowiecki multiplie les exemples prouvant qu'un grand nombre de personnes ordinaires s'approchent plus de la vérité que les experts. À l'occasion d'une foire agricole à Londres, au début du XXe siècle, on a organisé un concours consistant à deviner le poids en viande d'un boeuf que tout le monde pouvait voir et observer. Galton, un savant de l'époque, qui n'avait pas d'estime particulière pour la multitude, s'intéressa aux bulletins du concours sur lesquels chaque participant donnait des précisions sur sa profession. Ce qui lui a permis de noter que la majorité des 787 bulletins qu'on lui a remis avaient été remplis par des gens ordnaires et non par des éleveurs, des bouchers ou des vétérinaires. Il y avait toutefois des experts de ce genre dans le groupe. Le résultat de l'étude de Galton fut que l'estimation moyenne fut de 1,197 livres alors que le poids de la viande était de 1,198. Or aucun des experts ayant participé au concours ne s'était approché autant de la vérité.
Sorowiecki raconte de nombreuses histoires de ce genre, et d'autres plus intéressantes et plus instructives. Quand la navette Challenger explosa en vol en 1986, quelques minutes après le lancement, la nouvelle se répandit rapidement de telle sorte que la bourse réagit en punissant sévèrement l'une des quatre grandes entreprises ayant participé à la construction de la navette. Six mois plus tard, la commission présidentielle en charge de l'enquête conclut que la compagnie Morton Thiokol avait été responsable de la catastrophe. Or c'était celle qu'avaient identifiée les investisseurs.
Surowiecki est très prudent dans sa façon de préciser les sujets auxquels s'applique la sagesse de la foule de même que sur les conditions dans lesquelles les jugements doivent être formulés et rassemblés. C'est ce qui donne du poids à son livre. Il est moins prudent dans sa façon d'évoquer la ressemblance entre la sagesse des foules humaines et celle des insectes sociaux. Son livre est truffé d'allusions aux abeilles et aux fourmis, sans que jamais il n'éprouve le besoin de marquer l'abîme qui les sépare des êtres humains. Il assimile plutôt l'auto organisation décentralisation des humains à l'auto organisation des physiciens et des biologistes. «En physique et en biologie, écrit-il, les physiciens et les biologistes accordent de plus en plus d'attention aux systèmes auto organisées, décentralisés comme les colonies de fourmis et les ruches qui, même s'ils sont dépourvus de centre, s'avèrent robustes et capables de s'adapter.»
La termitière horizontale
Ce réductionnisme est inquiétant en lui-même. Il réduit la part de la liberté dans les entreprises humaines et par là même fournit à l'avance une excuse à tous ceux qui resteront passifs et silencieux devant les diverses formes que peut prendre l'oppression dans les sociétés humaines. C'est par ce biais que le réductionnisme a partie liée avec le totalitarisme.
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«Quiconque, écrit Escherich, cet entomologiste ami d'enfance d'Hiler, a eu la chance d'observer un tel peuple de termites sera stupéfait par la discipline absolue, la subordination totale de chaque individu à une volonté commune et l'élimination de tout individualisme et tout égoïsme par le dévouement et le sacrifice de chacun à l'idée de l’État. Lorsqu'on voit l'abnégation et le zèle avec lesquels chaque individu remplit ses fonctions, on ne peut s'empêcher de penser que ce sont des sentiments de plaisir puissants qui sont à la base de toutes ces actions.»
Cet homme fut nommé président de l'Université de Munich au cours de la décennie 1930. Certes l'interpréation de la termitière la plus accréditée aujourd'ui est, à première vue du moins, diamétralement opposée à celle d'Escherish. Le danger est toutefois le même au fond. Dans l'un et l'autre cas, la même majorité aveugle, l'une envoûtée par un chef, l'autre ivre d'elle-même, risque d'imposer sa loi de fer. Qu'importe que l'accent y soit mis sur une interprétation autoritariste ou sur une interprétation libérale ou libertaire des mêmes phénomènes. Que la ruche ou la fourmilière soient assimilées une hiérarchie ou à une hétérarchie, que les individus dans l'espèce y subissent la coordination verticale ou la coordination horizontale, le danger est le même pour l'humanité une fois qu'on a sacrifié la liberté à la nécessité biologique.
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Richard Waters, l'auteur de l'article déjà cité sur la querelle entre les fondateurs de Wikipedia, Wales et Sanger, a vu ce danger. Il évoque à ce propos les mises en garde de Jaron Lanier, auteur d'un ouvrage intitulé Digital Maoism. Cela dit, la solution que propose Sanger a elle aussi ses limites. Il faudra, soutient-il, faire tôt tard appel à des experts pour trancher dans les cas inévitables, qui seront nombreux, de désaccord entre les internautes encyclopédistes. Mais est-il nécessaire de rappeler qu'Escherich était un expert et que cette caste a une responsabilité très lourde eu égard aux crimes commis par les nazis ? D'autre part, il n'y a d'experts que dans les sciences, le mot perdant son sens en philosophie et en théologie, du moins là où ces disciplines n'ont pas été réduites à des logiques formelles qui s'apparentent aux mathémathiques et qui sont totalement étrangères à cet univers des valeurs où se joue le destin de l'humanité.
Des experts limités à eux-mêmes, des experts qui ne sont pas doublés de sages, ne peuvent réussir guère mieux que des internautes termites dans une oeuvre humaine de synthèse comme doit l'être une encyclopédie. Il faut qu'intervienne le logos des Grecs, cette raison capable de démonstration et de dialogue dans le monde des valeurs comme dans celui des faits.
Et Surowiecki a raison de soutenir qu'à la condition qu'ils puissent exercer leur jugement dans une totale indépendance et dans le plus grand respect de la diversité, un grand nombre d'hommes ordinaires peuvent fort bien être plus sages que des experts et non pas seulement quand il s'agit d'évaluer le poids d'un animal, mais aussi en ce qui a trait au bien commun. La thèse de Surowiecki ressemble en effet étonnamment à celle que défend brillamment Rousseau dans le Contrat social, là où il précise ce qu'il faut entendre par volonté générale, là aussi où il prend position contre les partis politiques.
L'autorité dans une grande oeuvre de synthèse ne se réduit pas non plus à une question de pouvoir: qui aura le pouvoir de trancher ou de choisir celui qui tranchera? Certes, il faut faire de tels choix, mais ils ne sont pas nécessairement arbitraires ni dictés par le pouvoir économique ou politique. Le logos peut y jouer un rôle. La tâche à accomplir ne consiste pas à imposer son interprétation de la science ou sa vision du monde, mais à mettre en lumière les témoignages et les démonstrations qui s'imposent par leur qualité intrinsèque, hors de toute contrainte exercée sur les esprits et de toute passion partisane.
Croyons-nous ou non à ce logos et à l'humanisme auquel il a été associé? La francophonie, telle que l'ont pensée ses fondateurs, et notamment le Sénégalais Léopold Senghor et le Québécois Jean-Marc Léger, est une adhésion à un humanisme centré sur le logos. La conjoncture mondiale actuelle lui offre une merveilleuse occasion de se manifester par le moyen d'une grande synthèse sur Internet, dépassant par l'altitude de ses principes, la beauté de ses témoignages, la rigueur de ses démonstrations, toute oeuvre qui serait réduite aux points de vue de chacun ou aux diktats des experts.
Notes
1. Surowiecki, James, The Wisdom of Crowds, Anchor Books, New-York, 2004, p.70.
2. Grassé, Pierre-Paul, L'homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, Paris, 1980, p.308.
3. Cité par Pierre-Paul Grassé, in L'homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, Paris, 1980. (Termitenwahn, 1934, p. 219). |
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Source |
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