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L'universalisme selon Allan Bloom |
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Allan Bloom |
«Le professeur Bloom est tout le contraire d'un conformiste. Ainsi, dans ce livre consacré à l'enseignement supérieur aux EtatsUnis, n'observe-t-il pas les formes et les conventions cérémonieuses qui sont généralement d'usage dans ce qu'on appelle (du nom qu'elle se donne elle-même) la communauté universitaire. Pourtant, ses titres sont incontestables. Il est l'auteur d'un excellent livre sur la politique de Shakespeare. Il a également traduit la République de Platon et l'Emile de Rousseau. Il sera donc bien difficile aux collègues qu'il égratigne - et ils sont nombreux - de feindre d'ignorer cet observateur lucide, passionné, en même temps que suprêmement informé, de ce que Mencken appelait, dans ses jours de méchanceté, « la haute érudition ».
Mais le professeur Bloom n'est ni un écrivain satirique ni un déboulonneur de statues : l'idée qu'il se fait de ce qui est vraiment important l'entraîne bien au-delà des frontières du monde universitaire. Ce n'est pas aux professeurs qu'il s'adresse en premier lieu. Ils sont certes invités à l'écouter - et ils l'écouteront parce qu'ils sont sa première cible - mais il se situe lui-même dans une communauté plus large : il cite Socrate, Platon, Machiavel, Rousseau et Kant bien plus souvent que nos contemporains. « La vraie communauté humaine, écrit-il, au milieu de tous les simulacres contradictoires de communauté que nous connaissons, c'est la communauté de ceux qui cherchent la vérité, la communauté des initiés virtuels... c'est-à-dire de tous les hommes dans la mesure où ils ont le désir de savoir. En fait, cette communauté ne comprend qu'un petit nombre d'hommes, les amis authentiques, comme Platon était l'ami d'Aristote au moment même où ils étaient en désaccord sur la nature du Bien... Quand ils examinaient ce problème, ils ne formaient ensemble qu'une seule âme. Cela, selon Platon, c'est la seule amitié vraie, le seul véritable bien commun. Et c'est là que l'on peut trouver ce contact que les gens recherchent.» Extrait de la préface de Saul Bellow. |
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Texte |
Notre horizon intellectuel avait été altéré par les penseurs allemands de façon encore plus radicale que ne l'avait été notre horizon visuel par les architectes allemands.
Il ne faudrait pas imaginer que mon insistance sur la germanité de tout ce qui s'est produit depuis la guerre soit la manifestation d'un protectionnisme opposé à toute influence étrangère, une sorte de chasse aux sorcières qui me ferait voir un intellectuel allemand sous tous les lits américains. Je veux simplement faire mieux prendre conscience de ce qu'il nous faut envisager si nous voulons comprendre ce que nous disons et faisons, car nous sommes en grand danger de l'oublier. Qu'une nation dotée d'une vie intellectuelle particulièrement riche ait une grande influence sur des Etats moins bien doués, même si leurs armées sont très puissantes, cela n'est pas un phénomène rare dans l'histoire humaine. Les exemples les plus évidents sont celui de la Grèce par rapport à Rome et de la France en Allemagne et en Russie. Mais c'est précisément les différences qui apparaissent entre les deux cas que je viens de citer et celui de l'Allemagne qui rend ce dernier si inquiétant pour nous. Les philosophies grecque et française étaient universalistes dans leurs intentions et dans les faits. Elles faisaient appel à l'utilisation d'une faculté que, tous les hommes partout et à toutes les époques, possédaient virtuellement. Le qualificatif, quand on parle de philosophie grecque, est une étiquette sans importance essentielle, et il en va de même quand on dit de la philosophie des Lumières qu'elle est française. (C'est encore vrai de la Renaissance italienne, résurrection qui prouve précisément le caractère accidentel des nations et l'universalité des penseurs grecs). Le mode de vie idéal et le juste régime que ces écoles de pensée préconisaient ne connaissaient aucune limite de race, de nation, de religion ou de climat. Cette relation à l'homme en tant qu'homme constituait la définition même de la philosophie. De cette universalité-là, nous sommes bien conscients quand nous parlons de science, et personne ne parle sérieusement de physique allemande, italienne ou anglaise. De même, quand les Américains parlent sérieusement de politique, ils veulent faire comprendre que leurs principes de liberté et d'égalité et les droits qui sont fondés sur ces principes sont rationnels et applicables partout. La Seconde Guerre mondiale comportait vraiment un projet éducatif : elle a été entreprise pour obliger ceux qui n'acceptaient pas ces principes à les adopter. En revanche, la philosophie allemande d'après Hegel jette le doute sur ces principes et il existe une relation entre la politique allemande et la pensée allemande.
L'historicisme nous a enseigné que l'esprit se trouve dans une relation essentielle avec histoire ou la culture. Selon les derniers philosophes allemands, la germanité est une part essentielle de leur pensée. Pour Nietzsche et ceux qu'il a influencés, les valeurs sont des produits des esprits populaires et ne s'appliquent qu'à ceux-ci. Heidegger met en doute -jusqu'à la possibilité d'une traduction quelconque : selon lui, les traductions latines des termes philosophiques grecs sont superficielles et ne restituent pas l'essence du texte traduit. Laa pensée allemande ne tend pas à se libérer de sa propre culture, comme l’avaient tenté les pensées antérieures, elle cherche au contraire à rétablir l'enracinement dans son propre sol, qui a été détruit par le cosmopolitisme philosophique et politique. Nous avons précisément choisi de nous inspirer d'une pensée qui, comme certains vins, ne supporte pas le voyage. Nous ressemblons à un fonctionnaire de Fantome a vendre qui transporte un château de l'Ecosse mélancoliquement dans la Floride -ensoleillée et y ajoute des canaux et des gondoles pour faire couleur locale. En plus de cela, dans cette perspective, on considérait les Etats-Unis comme une non-culture, ,comme une collection de rebuts des vraies cultures qui avaient seulement cherché un refuge confortable sous un régime condamné au cosmopolitisme par sa pensée et ses actions. Nous avons donc choisi une manière de considérer les choses qui ne pourra jamais être la nôtre et qui a son origine dans l'aversion que nous éprouvons pour nous-mêmes et pour nos objectifs ! Notre attirance pour ce qui est allemand prouvait justement que nous ne pouvions 1e comprendre. Si l'on croit au caractère déterminé des peuples et de leurs valeurs, que décrètent les historicismes de toutes espèces, mais particulièrement l'historicisme radical de Nietzsche, le cas de l'Allemagne est l'exact contraire de celui de la Grèce. On peut fort bien apprécier cette différence en comparant la façon dont Cicéron a parlé de Socrate et la manière dont le traite Nietzsche. Pour Cicéron, Socrate est un ami et un contemporain ; pour Nietzsche, c'est un ennemi et un ancien. |
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Source |
Allan Bloom, L'âme désarmée, essai sur le déclin de la culture générale, Paris, Julliard, 1987, p 172-173. |
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